Requiem sous le Rialto
vides. L’apurement semestriel prévu pour la semaine suivante lui casserait définitivement les reins. Il ne voyait pas d’autre issue.
Il était maintenant presque sept heures et demie. En dehors de quelques Vénitiens en train de balayer les déchets de la nuit, la place Saint-Marc était déserte. Il poussa la porte en chêne et la laissa retomber derrière lui. Sa lanterne sourde dans la main droite, il entreprit l’ascension du campanile à pas lents en se tenant à la rampe de la main gauche. Une fois en haut, il allumerait une cigarette et grimperait sur le parapet en pierre. Ensuite, il volerait quelques secondes, tel Icare, avant de s’écraser sur les pavés. Il avait bien entendu conscience que le spectacle à l’arrivée ne serait pas beau. Après une telle chute, les corps humains explosaient comme des melons mûrs.
Tandis qu’il mettait un pied devant l’autre d’un geste mécanique, il constata que l’ascension ne lui demandait presque aucun effort. Il ne transpirait pas et n’était pas non plus à bout de souffle. Au contraire, des ailes invisibles semblaient le porter sans peine vers le sommet. Cette impression de légèreté lui procura une allégresse tout à fait déplacée. Devant la septième et dernière fenêtre, son estomac se fit entendre. On aurait dit qu’il n’avait rien mangé depuis des jours. Alors le colonel Reski grimpa les marches deux par deux, comme si un festin l’attendait tout en haut. Soudain, il eut une vision.
Elle était si limpide, si nette qu’il s’arrêta, bouche bée. Devant lui se dressait une assiette remplie d’une énorme tranche de Tafelspitz 1 , entourée d’une couronne de sauce au raifort. Une deuxième assiette contenait une montagne de Pressknödel 2 . Toutefois, comme cette vision ne l’aiderait pas à mener à bien son projet, il referma la bouche et se remit en marche.
Lorsqu’il atteignit la plate-forme, il faisait toujours nuit. On distinguait juste à l’est un petit point lumineux qui grossissait à vue d’œil et baignait l’horizon d’un éclat rougeâtre. Le colonel ne put s’empêcher de penser à un cochon de lait tout rose. Il expira l’air de ses poumons et constata que l’impression de faim s’était encore aggravée. Après tout, rien ne s’opposait à ce qu’il repousse son projet d’une journée. Le café Quadri , de l’autre côté de la place, ouvrait une bonne demi-heure plus tard. Il commencerait par un grand bol de consommé, puis commanderait une copieuse omelette et terminerait peut-être, histoire de conclure son petit déjeuner sur une note sucrée, par quelque chose aux cerises. Bien entendu, il ferait mettre la note sur son compte.
Le colonel Reski tourna les talons, prêt à regagner l’escalier, quand son pied buta dans quelque chose de mou. Il se pencha et, pris de peur, faillit lâcher sa lanterne. Une jeune femme était allongée contre la rambarde, à l’évidence morte. Ses yeux ouverts fixaient le vide, et même dans la pâle lueur, on distinguait des hématomes sur sa gorge. Étant donné qu’elle gisait sur le dos, il supposa qu’elle avait les mains attachées par-derrière. Ses jambes en tout cas étaient liées au niveau des chevilles. Elle avait perdu une chaussure et son pied nu était ensanglanté, comme si elle avait tenté de se défendre avec l’énergie du désespoir et qu’elle s’était cognée contre la pierre.
Le colonel ne fut pas surpris de constater que l’assassin avait découpé sa robe et son corset, avant de lui ouvrir le ventre sous l’arc costal droit. Il savait de quoi il retournait. Le foie était certainement posé avec soin quelque part sur la plate-forme. Peut-être sur la rambarde du côté nord, face à la place Saint-Marc. Il réfléchit un instant. Le campanile était un terrain militaire. Par conséquent, l’affaire relevait de l’armée. En même temps, la garde civile pourchassait depuis dix jours l’homme manifestement responsable de ce nouveau crime. Au bout du compte, il résolut d’aller prévenir le poste de police sur la place Saint-Marc et de laisser aux agents le soin de décider s’il convenait d’avertir la Kommandantur ou le commissaire chargé de l’enquête. Comment s’appelait-il déjà ? Il avait lu son nom dans la Gazzetta di Venezia , mais ne le retrouva pas tout de suite. Ah si ! C’était le commissaire Tron.
— Toute la question, déclara Tron à Bossi quatre heures plus tard, alors qu’ils étaient
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