Requiem sous le Rialto
un groupe d’officiers en civil qui lui paraissaient d’humeur lubrique. Il l’avait approchée de côté et lui avait touché l’épaule, un geste qu’elle ne supportait pas en temps normal. Cependant, l’offre lui avait paru intéressante. Spéciale, mais intéressante. Ils avaient réglé les détails avant de sortir et elle avait encaissé l’argent sitôt sur le quai. L’imbécile avait accepté sans hésiter de retirer son masque, ce qui l’avait convaincue une fois pour toutes qu’elle avait affaire à un client inoffensif. Arrivé en haut des marches, cet abruti déboutonnerait son pantalon et le reste durerait au grand maximum cinq minutes. Elle n’aurait pas à se déshabiller, pas à se faire tripoter, pas à haleter. Ce serait un coup rapide et lucratif. Les deux lires en or étaient les bienvenues.
Il ne faudrait pas croire pourtant qu’elle ne les ait pas méritées. L’ascension lui avait coûté plus qu’elle ne s’y était attendue. Les marches en bois craquaient à chacun de ses pas, les murs du clocher exhalaient une odeur fétide. Plus elle avait monté, plus elle avait eu le sentiment de s’enfoncer dans une cave humide où des êtres indicibles guettaient son arrivée. Il allait de soi que cette angoisse était absurde. Ici, à trois cents pieds au-dessus de la ville, elle voyait bien maintenant qu’elle ne se trouvait pas sous les voûtes d’un caveau suintant.
La vue était à couper le souffle. Le vent était tombé, les nuages sombres qui balayaient encore le ciel en début de soirée avaient pris le large comme les vaisseaux d’une flotte vaincue. À l’est de la lagune, un croissant de lune blafard baignait les toits, les dômes des églises et la surface de l’eau d’une lumière argentée. Au pied du campanile, la place Saint-Marc, bordée de becs de gaz, ressemblait à une maquette entourée de minuscules bougies. Tout paraissait petit, distant, bizarrement irréel et magnifique. Si l’on faisait abstraction de la dure séance de travail imminente, c’était un cadre très romantique. L’espace d’un instant, elle se prit à espérer qu’un jour elle serait ici non pas avec un homme qui la payait, mais avec un homme qui…
Les doigts lui serrant soudain la gorge interrompirent brutalement ses pensées. Elle ouvrit la bouche pour crier, mais aucun son n’en sortit. Avant qu’elle perde connaissance, une phrase lui traversa l’esprit : « On meurt comme on a vécu. »
33
Le colonel Reski, trésorier du régiment de chasseurs croates stationné sur les Zattere, quitta la caserne bien avant l’aube. Il faisait froid, et même si une fine couche de brume recouvrait le canal de la Giudecca, le ciel nocturne était pur, sans un nuage. Le colonel était rentré du casino deux heures plus tôt et, depuis lors, il avait cherché le sommeil en vain. Pour finir, il avait résolu d’entreprendre une escalade. Quoique ouvert aux civils, le campanile relevait de l’autorité militaire. Il avait donc pu s’en procurer la clé sans mal.
En traversant la place Saint-Marc, un quart d’heure plus tard, il se rappela une sombre histoire arrivée à Vérone. Un sous-lieutenant s’était raté. Au lieu de mourir instantanément, il avait souffert pendant des jours avant de finir par succomber à sa blessure. Le rapport d’enquête prétendait que le coup était parti alors qu’il nettoyait son arme. Une hypothèse absurde. Seulement, le suicide d’un officier faisait mauvais effet dans les annales de l’armée.
Non, pensa-t-il en sortant la clé de sa poche d’uniforme, il était hors de question qu’il se tire une balle dans la tête. De même qu’il n’avait pas l’intention de se pendre et d’attendre que le nœud coulant l’étrangle petit à petit. On ne s’étouffait pas de manière paisible, on s’efforçait par réflexe, et sans la moindre chance de succès, de tirer sur la corde. C’était une mort particulièrement atroce. Il ne lui restait donc plus qu’à sauter du bâtiment le plus haut possible sur le sol le plus dur possible. Le campanile au bord de la place Saint-Marc semblait tout indiqué.
Il n’avait pas eu de chance, voilà tout. À minuit, il ne possédait pas moins de trois cents lires. Hélas, deux heures plus tard, ses dettes atteignaient le même montant. Il avait signé une nouvelle reconnaissance de dettes, tout en sachant cette fois qu’il ne pourrait pas l’honorer, car les caisses du régiment étaient presque
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