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Requiem sous le Rialto

Requiem sous le Rialto

Titel: Requiem sous le Rialto Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nicolas Remin
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se trouvait sur son chemin, non par soif d’aventures sanglantes.
    La valse était maintenant terminée. Les couples se séparèrent, se reformèrent ou regagnèrent leurs tables. Quatre hommes vêtus de frac s’avancèrent vers le comptoir en riant avec une femme accrochée à leurs bras, ce qui obligea la blonde à bouger, sa coupe à la main. Elle s’arrêta à quelques pas de lui. Au moment où elle se retourna, leurs regards se croisèrent. Au lieu de baisser les yeux comme il s’y était attendu, elle le jaugea pendant plusieurs secondes. Puis elle lui adressa un signe de la tête et leva sa coupe, ce qu’il interpréta comme une invitation à s’approcher. Il s’inclina avec galanterie, leva son verre à son tour et se dirigea vers elle.
    Alors qu’il n’était plus qu’à deux pas d’elle et qu’un timide sourire flottait sur ses lèvres, il prit conscience de deux choses. Tout d’abord, il constata que la blonde avait les yeux verts et qu’il s’agissait en réalité d’un homme. Il n’aurait pas su dire à quoi il le reconnut. Peut-être son menton, vu de près, était-il un peu trop prononcé. Ensuite, il se rendit compte avec effroi que cela ne le gênait pas et que la bête au fond de lui avait poussé un hurlement sauvage.

36
    L’inspecteur Bossi, en enquêteur moderne qu’il était, ne croyait pas au hasard. Jamais il n’aurait acheté un billet à la Lotteria di Venezia , comme sa mère le faisait à l’occasion. Il ne croyait qu’aux chaînes d’indices, aux machines à vapeur, à la télégraphie et à l’éclairage au gaz.
    Le commissaire, lui, croyait au hasard. C’était entre eux un sujet de discorde récurrent. Même si l’unité italienne se faisait attendre, l’inspecteur Bossi estimait en effet que le monde était en ordre, et que si cet ordre venait à être troublé, on pouvait toujours rechercher l’origine du dérèglement à l’aide de chaînes d’indices afin de restaurer l’harmonie. Pour le commissaire, au contraire, le monde constituait un chaos impénétrable, régi par le crime et le progrès technique. C’était un véritable capharnaüm, dans lequel le hasard obtus et absurde pouvait jouer un rôle important, par exemple provoquer la rencontre de son adjoint avec l’éventreur de Venise. Le commissaire n’avait certes pas formulé cette conviction de manière explicite, mais il l’avait laissé entendre, ce qui était bien sûr un non-sens. « Autant acheter un billet de loterie », pensa l’inspecteur. Rien que l’idée était en soi ridicule.
    En outre, il avait pour l’heure d’autres soucis. Comment se faisait-il, par exemple, qu’il se sentît tellement à l’aise dans sa robe de promenade ? Tellement féminin  ? Était-ce parce que sa perruque blonde s’accordait à la perfection au noir velouté de la robe ? Ou parce que les coussins d’ouate au niveau de sa poitrine et de ses hanches lui paraissaient aussi lisses, épousaient aussi bien la forme de son corps que s’il les portait depuis toujours ? Ou encore parce qu’un penchant longtemps contenu se frayait la voie ?
    Seuls les souliers avaient demandé un peu d’entraînement. Les talons hauts l’obligeaient à poser les semelles à plat et à faire de petits pas affectés. Cette gêne accentuait certes l’allure féminine de sa démarche, mais elle réduisait aussi sa mobilité et pourrait se révéler fâcheuse en cas de bagarre. Cela dit, il ne pensait pas avoir à se bagarrer.
    Quoi qu’il en soit, traverser la place Saint-Marc sur des talons hauts et la voir avec les yeux d’une femme avait été une véritable révélation. Soudain, il avait découvert le monde sous un autre jour. Partout, c’étaient les hommes qui donnaient le ton. Les officiers autrichiens lui avaient tout à coup paru ridicules, avec leurs salutations de fiers-à-bras et leur manière de fumer fanfaronne. Et les agents de police, comme ils se pavanaient et se dandinaient en marchant ! Jamais non plus il n’avait remarqué, jusque-là, le caractère viril du campanile, pourtant évident.
    À deux reprises, des sous-lieutenants de chasseurs d’Innsbruck l’avaient salué. Et par deux fois également, des sous-lieutenants de chasseurs croates l’avaient sifflé. La femme en lui s’était réjouie d’instinct ; il leur avait accordé un sourire, du moins aux chasseurs d’Innsbruck. Il avait été moins ravi, en revanche, par l’approche grossière de deux Américains vêtus de

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