Requiem sous le Rialto
vénitiens menaçaient de craquer sous la pression de ses grosses mains, le trait de crayon sur ses paupières avait bavé et ses faux cils mal collés ressemblaient à des poils de blaireau. Il s’agissait d’un travesti arrangé comme un pied.
L’espace d’un instant, il songea à faire demi-tour et à l’abandonner à son sort. La vue de cet épouvantail excitait-elle pour de bon les sens de certains hommes ? Tous les travestis lui ressemblaient-ils ou était-il tombé sur un cas extrême ? Il s’étonnait qu’il ait pu croire, à une distance de quelques mètres, se trouver en présence d’une femme attirante. À présent, il ne restait pas grand-chose de cette impression. Cependant, il s’étonnait aussi que la bête au fond de lui ne soit pas choquée. Il avait presque le sentiment que ses hurlements s’étaient amplifiés, comme si elle avait flairé une proie de choix.
Ce constat le retint de faire demi-tour, pour envisager de… De faire quoi ? D’aller avec un travesti dans une chambre d’hôtel et de passer devant le réceptionniste qui ricanerait peut-être d’un air vicieux ? Il n’était pas sûr d’en avoir le cran. Certes, le projet ne manquait pas de charme – un foie était un foie, après tout –, mais l’idée de découvrir le ventre d’un homme pour pratiquer l’ opération présentait un aspect pervers. Au fond, pensa-t-il, c’était un scandale qu’à Venise les autorités ferment les yeux sur l’existence des travestis.
Il s’éclaircit la gorge et adressa un sourire affable à son vis-à-vis.
— Champagne ? proposa-t-il.
L’artiste émit un rire de tante et hocha la tête avec affectation. Quand il riait, on voyait des traces de rouge à lèvres pourpre sur ses canines. Il avait l’air nerveux. Cela ne devait pas faire longtemps qu’il était dans le métier. Peut-être même était-ce une première. En tout cas, au train où allaient les choses, ce serait sûrement la dernière.
Une demi-heure plus tard, ils traversaient côte à côte le campo San Moisè. Au premier abord, on aurait pu les prendre pour un couple comme tant d’autres, en chemin vers un hôtel ou un bal masqué. Bien que le temps ait fraîchi, il transpirait si fort que, s’il avait pu, il aurait ôté son loup. Seulement, pour cela, il devait attendre d’être monté dans la chambre. La bête au fond de lui avait cessé de hurler. Désormais, elle se contentait de pousser un grognement discret à intervalles réguliers. Il doutait que l’artiste puisse l’entendre.
Voilà donc maintenant qu’il suivait un travesti ! Ce n’était pas franchement son rêve, il n’était pas pervers en fin de compte. Mais par expérience, il savait qu’à un moment donné la bête au fond de lui prenait le commandement. Et alors, il ne lui restait plus qu’à obéir en essayant de garder autant que possible de contrôle de la situation. Ce qu’il n’était pas parvenu à faire au Rudolfo . Après deux coupes de champagne, l’artiste l’avait invité à danser – comme s’il ignorait que c’était à l’homme de lancer l’invitation – et il avait tout d’abord songé à refuser. Seulement la bête avait aussitôt protesté avec rage, et bientôt, ses hurlements devinrent si forts qu’il avait fini par donner le bras au travesti et le conduire sur la piste. Puis ils avaient dansé une valse lente. Il était sûr que les spectateurs se demandaient si l’imbécile au loup rouge savait à qui il avait affaire. C’était d’autant plus ridicule et humiliant que ce vicieux se collait à lui de manière presque obscène.
Laissant la calle delle Ostreghe derrière eux, ils s’engagèrent sur le campo San Maurizio. En dehors de deux officiers autrichiens et d’un couple masqué, équipé d’une lanterne sourde, ils n’avaient rencontré personne. Même en période de carnaval, le tapage nocturne semblait se limiter à la place Saint-Marc, à la Piazzetta et à la riva degli Schiavoni. Le fait que leur conversation se réduisait à quelques phrases anodines n’était pas pour lui déplaire, car toutes sortes d’idées lui traversaient la tête. Un travesti lui donnerait-il plus de fil à retordre qu’une prostituée ? Pourrait-il tenir la lanière serrée dans la bonne position jusqu’à ce que sa victime ait perdu connaissance ? L’artiste n’avait pas l’air très costaud, mais ce n’était pas non plus un gringalet. Toute cette histoire ne lui inspirait guère
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