Requiem sous le Rialto
seule. Jamais il ne lui aurait traversé l’esprit que cette liberté pouvait avoir un rapport avec la notion de progrès. On rencontrait désormais de plus en plus souvent des Anglaises ou des Américaines dans les établissements de la place Saint-Marc. Mais à cet égard – sur ce point, Tron et la princesse étaient d’accord –, les Italiennes avaient beaucoup de retard. Non moins que les Italiens, bien entendu.
— Un policier moderne doit faire preuve de flexibilité, conclut-il.
— Vous pensez donc que je devrais…
Le commissaire hocha la tête.
— Essayez ! Et cette nuit, quand vous vous sentirez plus à l’aise dans votre costume, vous ferez le tour des endroits connus.
1 - La Frezzeria ou Ca’Frezzeria est la rue commerçante qui relie le théâtre de La Fenice à la place Saint-Marc. ( N.d.T. )
35
Pour démontrer le caractère strictement professionnel de sa démarche, l’inspecteur Bossi aurait préféré se rendre chez le costumier en uniforme. D’un autre côté, il voulait à tout prix éviter de se faire remarquer. À vrai dire, c’était une situation paradoxale, pensa-t-il. Personne ne se serait retourné sur un Napoléon ou un Jules César, mais la vue d’un policier dans un magasin de déguisements pouvait aisément provoquer un malaise. En même temps, cette réaction se comprenait, dans la mesure où un nombre d’hommes étonnant prenait plaisir à débarquer dans un bal masqué avec une robe à crinoline. Or il était difficile de dire si ce goût pour les tenues féminines ne résultait que de l’atmosphère du carnaval ou s’il dissimulait un penchant plus profond et sans cesse réprimé dans la vie quotidienne. Quoi qu’il en soit, Bossi résolut de signaler d’emblée à M. Riccardi qu’il ne lui fallait ce déguisement que pour les besoins d’une enquête.
Le magasin était situé entre une boutique de masques et une trattoria . Quand Bossi y pénétra, peu après sept heures, il se rendit compte aussitôt qu’il s’agissait d’un établissement de catégorie supérieure. Le local commercial occupait toute la surface du rez-de-chaussée. Hormis au théâtre de La Fenice, il n’avait encore jamais vu autant de candélabres à pétrole. Des miroirs de la taille d’un homme ornaient l’ensemble des murs et des tapis précieux, ce qui était très rare à Venise, recouvraient le sol. Au centre de la pièce, deux mannequins affublés de masques représentaient, semblait-il, César et Cléopâtre. La clientèle, adaptée au décor, devait se recruter pour l’essentiel dans les grands hôtels. Un mélange de parfum et de café flottait dans l’air. Bossi trouva cette atmosphère à la fois agréable et troublante.
Deux couples menaient en français une conversation bruyante et animée tandis que deux jeunes couturières, à genoux chacune au pied d’une dame, mettaient la dernière main à leurs robes à paniers de style Marie-Antoinette. Les maris, eux, portaient une perruque poudrée à catogan, des hauts-de-chausses et des souliers à boucles. Un troisième couple, également vêtu de costumes dans le genre XVIII e siècle, s’apprêtait à quitter la boutique.
L’inspecteur supposa que l’homme en redingote noire qui leur tenait la porte n’était autre que le propriétaire. Dès qu’il eut refermé derrière eux, ce dernier s’approcha de son nouveau client avec un sourire obligeant. Bossi lui rendit son sourire.
— Monsieur Riccardi ?
Le costumier inclina le buste.
— Je suis l’inspecteur Bossi du commissariat central.
À l’annonce de cette nouvelle, rien dans l’attitude de M. Riccardi ne traduisit le moindre trouble. Le costumier se contenta de hausser un instant le sourcil gauche et répéta son sourire obligeant.
— Que puis-je pour vous, inspecteur ?
— J’aurais besoin d’une robe, dit Bossi, d’une perruque blonde et d’une paire de souliers.
Tout à coup, sa voix dérailla, moins parce que la situation le mettait mal à l’aise que parce qu’il constata avec surprise qu’elle l’excitait.
Riccardi haussa de nouveau le sourcil gauche.
— Ne vaudrait-il pas mieux que madame passe ici en personne ?
Bossi prit une profonde inspiration, puis secoua la tête.
— J’ai besoin d’une robe pour moi, expliqua-t-il avec hardiesse.
Et comme, après cela, plus rien n’avait d’importance, il précisa :
— Ainsi que d’une perruque blonde et de souliers à ma taille.
Mon Dieu ! Avait-il
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