Requiem sous le Rialto
les yeux rivés sur sa tasse. Tron ne put s’empêcher de rire.
— Comme vous trouviez toute cette idée absurde et que vous ne pouviez pas non plus rentrer chez vous dans cet accoutrement à cause de votre mère, vous avez résolu de faire un tour au Rudolfo avant de vous esquiver.
Bossi afficha une mine renfrognée.
— Spaur m’aurait à coup sûr posé des questions, et vous-même, vous étiez favorable à l’opération.
— J’ai juste dit, rectifia Tron, qu’on ne doit jamais exclure les hasards les plus invraisemblables.
Bossi tira pensivement sur les manches trempées de sa robe.
— Vous semble-t-il possible que le comte de Chambord soit impliqué dans cette affaire ? Que la nuit, il se transforme en une sorte de… de loup-garou ?
— J’avoue que cette hypothèse ne manque pas de charme, répondit le commissaire. Mais le comte ne vit pas seul au palais Cavalli.
— Que faire à présent ?
— Demain, je parlerai à M. Sorelli. Peut-être a-t-il remarqué quelque chose.
Tron examina son subalterne.
— Souhaitez-vous vous changer avant de rentrer chez vous ? Voulez-vous que je vous prête des vêtements secs ?
Le commissaire imaginait mal Bossi dans une de ses redingotes ; il savait par ailleurs que, même dans les pires circonstances, le jeune homme veillait toujours à rester élégant.
Celui-ci se leva et s’avança vers le miroir au-dessus de la cheminée. En se voyant, il passa la main dans sa perruque avec un soupir.
— Je suis affreux, commissaire.
Il fit un quart de tour, jeta un regard mélancolique à son reflet et lissa sa robe au niveau des hanches. Tout à coup, on aurait dit une cocotte désespérée sur laquelle s’acharne le destin. Il demanda, d’une voix plus aiguë que d’habitude :
— La princesse n’aurait pas une robe à me prêter ? Je ne peux quand même pas sortir dans cette tenue !
39
En ouvrant les yeux le lendemain matin, Tron constata que la princesse était déjà levée et qu’elle avait quitté la chambre sans bruit. La pendule sur la table de chevet indiquait presque neuf heures. Bien qu’il eût dormi longtemps, il se sentait encore fatigué. Il s’était réveillé en pleine nuit et s’était certes rendormi en écoutant le souffle régulier de sa fiancée, mais ensuite, il avait fait un rêve grotesque d’une extraordinaire netteté. Bossi arrivait au commissariat central dans une robe bleue et annonçait qu’à l’avenir il viendrait travailler en femme, avec l’accord du commandant de police qui – avait-il prétendu – avait résolu lui aussi de porter désormais des robes. Tron se souvenait parfaitement qu’à ces mots l’inspecteur avait jeté un regard de mépris sur sa redingote masculine. Puis le rêve s’était délité en un amas confus d’images.
Une demi-heure plus tard, le commissaire était rasé et habillé. Il passa au magasin pour saluer la princesse et partit comme chaque matin prendre son petit déjeuner au Florian . S’il ne pleuvait plus, le ciel était toujours chargé de nuages. Au moment où il emprunta le bac devant l’église de la Salute pour rejoindre l’autre rive, un vent glacial provenant du bassin de Saint-Marc s’engouffra dans le Grand Canal. Il n’avait pas jugé opportun de se rendre lui-même au palais Cavalli. Il avait préféré y envoyer un agent pour prier Julien de le rejoindre au Florian dans les meilleurs délais.
Dès qu’il fut entré, l’odeur familière de café et de pâtisserie ainsi que le claquement des plateaux ovales sur le marbre égayèrent son humeur. Malgré l’heure encore matinale pour Venise, l’endroit était déjà assez plein. Plusieurs clients lisaient la Stampa di Torino , un monsieur feuilletait même le Times de Londres. Cependant, le commissaire n’avait pas l’intention de faire respecter la censure ce jour-là.
Après un café et une demi-brioche, il se cala avec un soupir contre la banquette rembourrée du salon mauresque. On ne pouvait vraiment pas dire que leur enquête fût un succès. Seul le Ciel savait ce qui ressortirait des aventures nocturnes de Bossi, et pour comble de malheur, la Gazzetta di Venezia venait de publier un reportage sur le crime en haut du campanile. L’article laissait planer des doutes sur l’efficacité de la garde civile et équivalait à une déclaration de guerre de la Kommandantur, ce qui n’allait pas faciliter la discussion que Tron devait avoir avec Spaur dans l’après-midi.
Il
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