Requiem sous le Rialto
va.
— A-t-il une maîtresse ?
— Pas à ma connaissance. Enfin, euh…
Le jeune homme s’interrompit d’un air indécis.
— Il y a quelques jours, reprit-il, le père Francesco m’a adressé la parole dans l’escalier. Il voulait amorcer une conversation, mais je l’ai rabroué.
— Pourquoi ?
— Parce que je crois qu’il voulait s’entretenir avec moi de la vie privée du comte. Il semblait soucieux. Pour ma part, je considère que les plaisirs nocturnes de Sa Majesté ne me regardent pas.
Tron se pencha vers lui.
— Dois-je parler au père Francesco ?
— Vous seul en êtes juge.
— Comment le joindre sans que le comte soit au courant ?
Cette fois, Julien dut réfléchir. Sa réponse fut alors d’une étonnante précision.
— Il assiste tous les après-midi à la messe à San Giacomo di Rialto. Vous pouvez lui adresser la parole à la fin de l’office.
— À quoi puis-je le reconnaître ?
Le jeune homme éclata de rire.
— Il est rasé de frais et parle italien avec un accent étranger !
Puis il retrouva son sérieux.
— Par mauvais temps, le père Francesco porte une pèlerine bleu marine sur sa soutane. Et quand il pleut, il ne sort jamais sans son parapluie noir.
40
D’après la légende, San Giacomo di Rialto était l’un des plus anciens bâtiments en pierre de la ville. On l’aurait commencé le 25 mars – jour de la Création du monde, de l’Annonciation et de la Crucifixion – en l’an 421, année de naissance de Venise. Tron, sceptique notoire, ne prêtait guère foi à de telles affirmations, mais à l’inverse, elles ne ternissaient pas la sympathie que lui inspirait la petite église avec son horloge du XIV e siècle toujours en état de marche et son atmosphère mystérieuse.
Une fois entré, juste à temps pour l’introït, il alla s’asseoir à côté des fonts baptismaux, sur le dernier banc, et constata aussitôt que l’assemblée se limitait à deux douzaines de personnes à peine. Il s’agissait de l’habituel attroupement de petits vieux et de petites vieilles en deuil. Seul le manteau blanc d’un sous-lieutenant de chasseurs impériaux se démarquait au milieu des vêtements noirs.
En dehors des cierges posés sur l’autel, l’église n’était éclairée que par quelques lampes suspendues au bout d’une chaîne, telles des gouttes de miel. Une étonnante tiédeur régnait dans la nef où il planait par ailleurs une odeur de terre humide et de cire chaude. À cela s’ajoutait un parfum de vieil encens, diffusé par une cassolette accrochée au plafond d’une chapelle latérale. Tron distinguait les minces filets de fumée qu’un léger souffle d’air sous le récipient en laiton faisait s’élever en spirales. L’odeur de l’église, non moins que les lumières tremblantes, laissait une étrange impression de contrition mêlée de douceur.
Un enfant de chœur vêtu de blanc apparut, suivi d’un vieux curé, et s’approcha à pas lents de l’autel où il s’agenouilla et répondit aux questions du psaume avec un tel respect que Tron, pourtant peu enclin à la religion, éprouva malgré lui de la fascination. Ensuite, le prêtre enchaîna sur le même ton que le servant, donnant du poids à chacune de ses paroles comme s’il célébrait son premier office divin. Après avoir prononcé le confiteor devant l’assemblée, il monta les marches et la messe commença.
Le commissaire vit l’enfant de chœur embrasser avec ferveur les burettes contenant le vin et l’eau avant de les tendre au prêtre. Cette noble liturgie aux rites séculaires était si éloignée du monde moderne, des bateaux à vapeur, des becs de gaz et du télégraphe, que Tron oublia pendant quelques instants la raison de sa venue ou, plutôt, qui l’avait amené dans cette église. Il faut dire qu’il avait eu beau passer l’assemblée en revue, il n’avait pas découvert le père Francesco dans la pénombre de la nef. Julien avait-il tort de supposer que le confesseur avait voulu lui parler de la vie privée du comte de Chambord ? C’était du moins l’opinion de Bossi, avec qui le commissaire avait discuté après leur entrevue au Florian . Tron lui aussi restait sceptique, mais il ne tarderait pas à savoir la vérité.
Une demi-heure plus tard, après le ita missa est et le chant de clôture, Tron se posta sous le portail pour guetter le père Francesco. C’était sans doute l’homme à la pèlerine bleue qui sortait de
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