Requiem sous le Rialto
heures venaient de sonner quand il entendit un grincement du côté du mur d’enceinte. Aussitôt, par réflexe, il retint son souffle. Alors il constata à sa grande surprise que le début de l’opération se révélait plus simple qu’il ne l’avait imaginé. Il avait du mal à le croire ; pourtant, c’était vrai : le comte de Chambord portait une lanterne sourde. Il resta quelques secondes devant la petite porte et tourna plusieurs fois la tête à droite et à gauche, comme une bête fauve qui prend le vent. Puis il se dirigea vers le campo Santo Stefano. Une fois au milieu de la place, il tourna pour prendre la calle dello Spezier.
L’inspecteur n’eut aucun mal à suivre la lueur de la lanterne sourde à une distance prudente. Comme il portait des chaussures aux semelles souples, ses pas demeuraient inaudibles. En outre, le comte croyait manifestement pouvoir sortir en toute sécurité ; il ne se retourna pas une seule fois. En arrivant sur la place Saint-Marc, Bossi dut se rapprocher de lui car, en dépit du mauvais temps, l’endroit était très animé, et le comte de Chambord n’était pas le seul équipé d’une lanterne. Il s’engagea dans le passage sous la tour de l’Horloge, remonta la Frezzeria et, quelques minutes plus tard, atteignit le campo della Guerra. Là, il s’arrêta, posa sa lanterne et, autant que l’inspecteur put voir, sortit de la poche de son manteau un loup dont il se recouvrit le visage. Il se remit en marche et s’arrêta bientôt devant l’entrée d’un bâtiment, éclairée par deux lampes à pétrole chétives, où il vérifia la position de son masque avant d’entrer.
Ce soir-là, l’homme avait donc jeté son dévolu sur le Della Guerra , un établissement à la réputation douteuse où Bossi n’était jamais entré. En tout cas, il pourrait désormais suivre le comte sans éveiller les soupçons car il devait y avoir ici une foule de messieurs à la recherche de quelque distraction. Il poussa la porte à son tour et pénétra dans un vaste vestibule au bout duquel un grand rideau en velours bleu portait l’inscription : « Salle de bal ». Derrière, on entendait des voix, des rires bruyants et de la musique.
Le comte attendait devant le vestiaire. C’était, indéniablement, le même homme que la veille. Bossi reconnut son menton banal et sa bouche ordinaire. La seule différence était qu’il portait ce soir-là un loup non pas rouge, mais noir. Quand il eut déposé son manteau et sa lanterne, en échange d’un billet rose, il se dirigea vers la salle de bal. Bossi laissa lui aussi son manteau et se couvrit le visage d’un loup noir.
Dès qu’il eut soulevé le rideau, il constata que l’expression salle de bal était pour le moins exagérée. Il s’agissait en réalité d’un ancien entrepôt aux murs enduits d’un badigeon jaunâtre, où des lampes à pétrole étaient suspendues par intervalles aux poutres d’un plafond bas. La piste de danse pleine à craquer se composait de planches mal rabotées, vissées dans le sol en brique. Un orchestre de quatre musiciens, un piano, une contrebasse et deux violons, massacrait une valse au milieu d’un épais nuage de fumée. Bossi n’aperçut aucun officier, du moins en uniforme. Au lieu de cela, la salle regorgeait de gens du peuple aux redingotes usées et aux visages rougeauds, dégoulinants de sueur.
L’héritier de la couronne avait pris place au comptoir. Bossi l’y rejoignit, s’assit à quelques tabourets de lui et demanda une coupe de champagne à la serveuse. Puis il vit le comte chasser d’un geste arrogant une demoiselle aux cheveux foncés. Cela n’avait rien de surprenant puisqu’il ne s’intéressait qu’aux blondes aux yeux verts. Un groupe de clients, des ouvriers coiffés de petits chapeaux multicolores en papier, se bousculèrent entre le comte et lui, réclamant de la bière à tue-tête. Et comme ici, contrairement au Rudolfo , il n’y avait pas de miroir sur le mur du fond, Bossi perdit tout à coup de vue son suspect.
Portant la coupe pétillante à ses lèvres, il s’étonna alors de la facilité avec laquelle il avait mené l’opération jusque-là. Cela étant, il ne savait toujours pas ce qu’il ferait si le comte venait à croiser une blonde aux yeux verts et quittait le Della Guerra en compagnie de sa proie. Bien entendu, il les suivrait. Mais comment faire si le comte renonçait à la lanterne pour cette promenade ? Pouvait-il prendre le
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