Requiem sous le Rialto
commandant pour vous rendre chez le comte ?
Tron sortit de la poche de son gilet sa Breguet, un cadeau de la princesse, et la tint à son oreille pour écouter le doux tic-tac.
— Il est presque dix heures, dit-il. Spaur ne sera pas dans son bureau avant midi au plus tôt. Il vaut mieux que j’aille au palais Cavalli sur-le-champ.
— Qu’allez-vous dire au comte ?
— Je vais lui demander s’il se porte garant de tous les non-barbus de son personnel, expliqua le commissaire. Et, par ailleurs, je vais le prier de nous apporter son aide. Il n’a aucun intérêt à ce que le nom de sa maison soit mêlé à cette affaire.
— Allez-vous lui demander où lui-même se trouvait hier soir ?
— Je suppose que cela ressortira de notre conversation. Je pourrais toujours prétendre qu’on l’a vu place Saint-Marc. Il serait intéressant qu’il nie l’avoir traversée.
Tron réfléchit une fraction de seconde avant de reprendre :
— Je pourrais dire que Spaur en personne l’a reconnu, qu’il l’a salué et qu’il s’est étonné de ne pas recevoir de réponse.
— Cela devrait suffire à le décontenancer ! s’exclama l’inspecteur en riant.
— Possible. En même temps, il ne serait pas très malin de ma part d’avancer à découvert.
— Parce que, alors, le comte se méfierait ?
— Pas seulement, inspecteur. Si jamais nous faisions fausse route, Spaur nous arracherait les yeux.
— Pourtant, c’est lui qui veut qu’on surveille Chambord !
Le commissaire haussa les épaules.
— Je doute qu’à ce moment-là il s’en souvienne.
Le palais Cavalli, dont l’élégante façade aux arcs en ogive s’inspirait du palais des Doges, s’élevait près du pont reliant Saint-Marc au quartier de Dorsoduro. Après avoir acheté cette bâtisse, Henri de Bourbon, duc de Bordeaux, plus connu sous le nom de comte de Chambord, avait aussitôt fait raser le chantier naval attenant pour le remplacer par un jardin entouré d’un mur. Quand Tron traversa l’allée et tira sur la tige en fer à la porte d’entrée, dix heures sonnaient au clocher de Santo Stefano. Une petite bruine persistante avait chassé le brouillard de la nuit. Le commissaire s’en voulut de ne pas avoir emprunté un parapluie au Florian .
Un laquais le mena dans un salon, spacieux mais peu meublé, situé à côté de la salle de réception. Une épinette dont le couvercle ouvert montrait une scène pastorale se dressait devant une des deux fenêtres en ogive tandis qu’une console aux pieds dorés en forme de dauphin était adossée au mur côté jardin. Deux chandeliers y étaient posés sous un portrait du Roi-Soleil, pareil à un tableau d’autel représentant un saint.
Après quelques minutes d’attente, des mains invisibles ouvrirent les deux battants de la porte donnant sur la salle de réception et le comte de Chambord fit son apparition. Il portait une confortable redingote en laine gris foncé, une cravate desserrée et des pantoufles en feutre rouge ornées d’une fleur de lys. L’aîné des Bourbons s’était fait raser la barbe et semblait avoir maigri. Tron lui trouva l’air plus jeune que dans son souvenir. Que ce soit par distraction ou pour montrer qu’on le dérangeait en plein petit déjeuner, le comte tenait une serviette de table dans la main gauche. Une tache rouge déparait sa manchette. Aussitôt, la chemise maculée de Zuckerkandl revint à l’esprit du commissaire.
Fidèle à sa réputation, le prétendant au trône regorgeait d’amabilité. Une fois l’échange de politesses terminé, il invita le commissaire à s’asseoir et lui demanda ce qui l’amenait. Quand celui-ci eut terminé son récit, le comte dodelina du chef d’un air songeur.
— Ainsi, dit-il avec le calme d’un monarque, vous affirmez que cet homme s’est réfugié dans notre jardin.
Lors de leurs précédentes rencontres, Tron n’avait pas remarqué que le comte de Chambord utilisait le pluriel de majesté. Cette morgue ne convenait guère à ses manières presque affables. On ne savait plus trop où l’on en était. Peut-être était-ce d’ailleurs l’effet recherché.
— Oui, renchérit le commissaire avec un hochement de tête. C’est pourquoi nous ne pouvons exclure que l’assassin habite le palais Cavalli. Tout ce que nous savons sur lui, c’est qu’il est rasé de près et qu’il a un léger accent étranger.
Le maître de céans l’examina d’un air sceptique.
— Cela
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