Requiem sous le Rialto
histoire, quoique d’un vice scandaleux, était loin d’offrir autant de scènes scabreuses qu’il l’avait espéré. Il n’y avait rien d’étonnant que les personnages principaux connaissent, comme il le découvrait à présent, une fin malheureuse. La dernière phrase, celle sur la croix d’honneur, formait une jolie pointe, mais était-il bien nécessaire d’envoyer la petite Berthe travailler dans une filature de coton ? Et les larmes qui lui coulaient sur les joues pendant la lecture étaient-elles bien nécessaires, elles aussi ? Il prit son mouchoir, s’essuya les yeux et médita sur le cœur de fleur bleue qui se cachait derrière sa façade parfois revêche.
Quand neuf heures sonnèrent au clocher voisin, il referma l’ouvrage, se leva et s’avança vers la fenêtre entrouverte. Il ne pleuvait plus, mais l’air était encore humide et brumeux. Le cri prolongé d’un gondolier monta du Grand Canal, faible et étouffé, comme à travers une couche d’ouate. Si la fameuse nebbia 1 sévissait toujours le lendemain matin, on serait sans doute obligé d’interrompre le transport par bateau et peut-être même le chemin de fer. En revanche, il était peu probable que le brouillard freinât l’ardeur carnavalesque des autochtones ou des étrangers. Le masque d’air opaque favoriserait plutôt les intérêts des noctambules et donnerait un élan supplémentaire à leurs débordements. Il revint vers son secrétaire, posa le roman au fond de la cassette et remit celle-ci à sa place. Puis il constata avec un froncement de sourcils que, sans le vouloir, il avait omis de ranger les deux loups, ce qui ne pouvait signifier qu’une chose.
À l’origine, il n’avait pas eu l’intention de sortir ce soir-là. Mais, d’un autre côté, il demeurait incontestable que certains actes étaient plus faciles à commettre sous le voile magique du brouillard que dans l’éclat d’une nuit sans nuages. Compte tenu de cette évidence, pensa-t-il encore, il serait stupide de se tourner les pouces et de pleurer sur le destin de la petite Berthe jusqu’au moment de s’endormir. Alors, sans plus réfléchir, il enfila sa redingote, s’avança de nouveau vers son secrétaire, hésita quelques secondes et, pour finir, se décida en faveur du loup noir. Après l’avoir glissé dans sa poche, il rangea l’autre au fond d’un tiroir, prit sa lanterne sourde dans le placard et éteignit la lampe à pétrole sur sa table de chevet.
Il ne s’attendait pas à rencontrer quiconque sur le palier ou dans la cage d’escalier. Au palais Cavalli, on se retirait dans ses appartements de bonne heure et on se couchait tôt. Arrivé au rez-de-chaussée, il emprunta la porte de derrière et la referma sans bruit. Ensuite, il traversa le jardin qu’il connaissait maintenant par cœur, ouvrit la petite porte et sortit dans la ruelle. Dès qu’il respira l’air vif de la nuit vaporeuse, une vague de bien-être l’envahit. En même temps, il se sentit fort, invincible et plus intrépide que jamais.
L’inspecteur Bossi, les mains enfouies dans les poches de son manteau marron foncé à cause du froid humide, se tenait le dos appuyé contre le pignon de l’église San Vidal et scrutait le brouillard avec attention. Le mur d’enceinte du palais Cavalli formait un écran sombre à environ vingt pas. C’était trop loin pour lui permettre de distinguer quoi que ce soit, mais la porte recouverte d’une tôle en fer ne manquerait pas de l’alerter si elle venait à s’ouvrir.
Il guettait donc dans la brume le comte de Chambord, fils posthume du duc de Berry, petit-fils de Charles X et peut-être – qui pouvait l’exclure ? – futur roi de France. Le rang du suspect ne l’impressionnait toutefois pas le moins du monde, au contraire. Il trouvait que cette circonstance conférait à l’affaire un attrait qu’elle n’aurait pas eu s’il s’était agi d’un tournebroche ou d’un brasseur.
Les rafales glaciales provenant du campo Santo Stefano imprimaient un léger mouvement à la nappe de brume sous ses yeux. Il sortit la main droite de sa poche et releva le col de son manteau. Il était arrivé peu après sept heures. S’il jouait de malchance, il devrait encore rester un bon moment dans le froid avant de voir surgir le comte. Ou pire, ce soir-là, le futur roi de France resterait bien au chaud dans son lit. Bossi s’était promis d’attendre jusqu’à minuit, s’il n’avait pas gelé avant.
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