Retour à l'Ouest
syndicaliste
libertaire en Allemagne. On arrive devant un caveau provisoire : des mains
soulèvent au-dessus des têtes un cercueil en bois blanc recouvert d’un drapeau
rouge soviétique. Poings tendus, cœurs serrés,
Internationale
– et naturellement le couplet interdit :
… ils sauront bientôt que nos balles
sont pour nos propres généraux…
Quelqu’un se penche à mon oreille, avec une colère
sarcastique : « Le couplet stalinien par excellence, hein, depuis l’affaire
Toukhatchevski ! ». Ici règne un esprit qui ne respecte aucune raison
d’État, aucune combine. Nous enterrons Léon Sedov , le fils
aîné de Trotski, probablement son dernier enfant, mort l’autre matin – foudroyé
– dans une clinique parisienne. De mort naturelle ? On s’interroge
là-dessus, on discute, on parle bacilles, analyse de viscères, appendicite, péritonite,
interventions chirurgicales «
in
extremis
». La mort paraît bien naturelle, mais cet homme fut
tellement traqué par des tueurs, depuis des années, tellement suivi pas à pas, entouré
de guets-apens (sur lesquels l’instruction en cours, ouverte après l’assassinat
d’un autre camarade, a fait une pleine lumière), que l’on s’étonne qu’il ait
ainsi manqué sa mort de militant.
Il s’est usé à la tâche, tout jeune, grandi au milieu d’une
révolution, ayant partagé, dès le début de sa vie consciente, les captivités, les
dangers, les exils, les voyages de son père. Passé, entre l’enfance et la
jeunesse, de la gloire la plus haute et la plus pure – celle que consacre l’admiration
des masses sorties de l’oppression – à la persécution et à l’opprobre ; du
pouvoir intrépide du dictateur révolutionnaire à la résistance stoïque du
tribun vaincu. Arrivé enfin au cauchemar sans nom des deux dernières années :
procès déroutants à base d’impostures, massacre des meilleurs, fin des hommes
des temps héroïques. Celui que nous rendons à la terre a vécu cette tragédie
dans le détail de ses moindres secondes. Seul, sans argent, portant toujours le
même complet gris et nourri Dieu sait comme, menacé à tous les tournants des
rues noires, recevant d’Oslo ou de Veracruz d’alarmantes dépêches, je l’ai vu
travailler inlassablement, avec une habileté consommée, à détruire le mensonge
maille à maille… Consacrant toute son intelligence à des besognes ingrates
consistant à démontrer, pièces à l’appui, qu’il n’avait pas été en tel endroit
où des fusillés prétendaient l’avoir vu – et que jamais, ni lui ni son père, n’avaient
pensé, voulu, fait le contraire exactement de ce qu’ils pensent et font depuis
qu’ils vivent… Tâche ingrate, mais couronnée de succès, puisqu’une commission d’hommes
intègres et impartiaux, après avoir travaillé des mois, aux États-Unis, a
formulé sur ces affaires une sentence préalable d’une netteté totale [203] . L’imposture des
fusilleurs est percée à fond, mais Sedov, épuisé, s’est couché dans sa tombe.
L’ancien chef de l’Armée rouge aura perdu ses quatre enfants,
dans la lutte sans merci qu’il soutient, presque seul, contre un régime. Sa
fille aînée, Nina, mourut de tuberculose à Leningrad, comme il venait de partir
pour la déportation en Asie centrale [204] .
Elle s’était dépensée sans compter, adolescente, dans les hivers terribles de
la guerre civile. Sa fille cadette, Zénaïde, arrachée à son mari emprisonné, les
nerfs à bout après des années de persécutions, se suicida à Berlin en 1932 [205] . Léon, l’aîné
des deux garçons, nous lui avons adressé notre dernier adieu au Père-Lachaise. Qu’est
devenu Serge, le dernier né, professeur de technologie à Moscou, qui, par un
singulier retour de caractère, refusa toujours de s’intéresser à la lutte
politique ? Il disparut à Moscou, avec sa compagne, en 1935, emprisonné
puis déporté pour son seul nom [206] …
L’année dernière, au moment des exécutions en série et des plus monstrueuses
affaires de sabotage, on apprit par les journaux que, déporté en Sibérie
orientale, il y travaillait dans une usine et qu’on venait de l’y arrêter en l’accusant
d’avoir tenté de provoquer l’asphyxie des ouvriers de son atelier… A-t-il été
fusillé sous cette inculpation délirante ? Survit-il dans quelque prison ?
Impossible de le savoir. Les deuils se suivent. C’en fait beaucoup. Que faire, sinon
persévérer
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