Retour à l'Ouest
guerre ? Les observateurs qui
reviennent du Japon sont unanimes à nous le montrer gros d’une révolution
agraire, ouvrière, intellectuelle, militaire… Ce serait pour lui le fruit
infiniment probable d’une guerre avec un adversaire puissant.
En est-il autrement en Europe ? Si les États
totalitaires sont tels, c’est précisément que la bourgeoisie n’a pu y maintenir
ses privilèges qu’en supprimant toutes les libertés publiques et en abandonnant
à des partis de contre-révolution un pouvoir sans limites. L’Allemagne et l’Italie
manquent de vivres, de matières premières, de combustibles et ne cessent de
traverser des crises intérieures qu’il est plus facile de dissimuler que de
résoudre. L’Allemagne et l’Italie fournissent un immense effort, l’une pour son
réarmement, l’autre pour son expansion coloniale [199] et l’aventure
espagnole. Les deux dictatures fascistes ont supprimé toute liberté de critique,
établi des camps de concentration et le
confino
[200] , insinué la
délation dans les moindres cellules du corps social. Les deux pays subissent un
régime alimentaire très dur pour les masses. Autant de signes certains
permettant de conclure que les détenteurs du pouvoir, fixés sur la
signification des parades, ne se font pas d’illusions sur l’attachement réel
des masses à leur endroit. Si les deux pays avaient une âme fasciste, une âme
nazie, serait-il besoin d’y contrôler chaque ligne imprimée et d’y jeter en
prison tout suspect de mécontentement ou de pensée personnelle ? Leur
armature ferait sans doute merveille aux débuts d’une conflagration… mais une
guerre ne se décide pas à ses débuts. L’armature usée, la parole – ou plutôt l’action
– serait aux grands muets, aux peuples. Que diraient-ils ? Rappelons-nous
que la guerre mondiale de 1914-1918 vit s’effondrer successivement les trois
Empires [201] qui étaient à l’époque les trois États les plus autoritaires de l’Europe. Mieux
équilibrés, les pays démocratiques résistèrent mieux à l’épreuve. Ce serait
vraisemblablement vrai demain : car la démocratie est un état d’équilibre
social, instable et relativement précaire, mais supérieure au despotisme qui, lui,
n’est pas un état d’équilibre, mais un état de rupture d’équilibre : d’oppression
exclusive.
Pour ces raisons et quelques autres, les puissances
fascistes préféreront vraisemblablement le chantage à la guerre. Ceci n’exclut
pas les mauvais coups possibles contre les pays faibles, les complications et
des menaces… Le chantage à la guerre est, au demeurant, plus avantageux que la
guerre même. À la condition de n’en point abuser.
Les armements se suffisent à eux-mêmes : ils ont permis
de remédier au chômage et la guerre civile en Espagne a différé ce que l’on
pourrait appeler la crise du surarmement : le moment où il faudra restreindre
la production des canons faute de ressources et faute de raisons…
À des degrés différents, les raisonnements que nous venons
de faire s’appliquent aux puissances démocratiques. Les problèmes sociaux s’y
posent en termes d’autant plus âpres, que les peuples commencent à se remettre
de la grande saignée qui les avait laissés énervés et débilités. La guerre
serait donc aujourd’hui pour tous les États une aventure catastrophique dans
laquelle la plupart des régimes établis auraient de grandes chances de
succomber.
Les classes dirigeantes, partout, s’en rendent bien compte. Et
c’est cette juste crainte qui fait leur relative sagesse.
Mort d’un ami…
26-27 février 1938
Un jour faiblement ensoleillé, au cimetière du Père-Lachaise.
Quelques drapeaux rouges – des drapeaux de groupes pauvres, sans pointes en
cuivre, – portés par des jeunes gens en chemise grise. Peu de monde, peut-être
un millier de personnes, sur qui planent des voix grêles chantant un hymne aux
morts, traduit du russe, celui que je préfère parce qu’il contient cet engagement :
Nous tomberons comme toi –
pour la cause ouvrière…
Des visages de vieux socialistes russes et de jeunes
trotskistes français. Des visages des premiers congrès de Moscou et des
récentes émeutes de Barcelone. Des voix qui parlent de la prison de Moabit [202] , une jeune femme
qui raconte les bombardements (et les prisons, hélas !) de Madrid. Le
vieux Pfemfert qui, pendant vingt ans, maintint, avec
Die Aktion
, la pensée
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