Retour à l'Ouest
dans l’œuvre des vivants et des morts en demandant au souvenir de
tremper notre fermeté ?
Visages de la terre *
5-6 mars 1938
La terre a ses visages comme les hommes ; rien n’est
meilleur que d’en découvrir l’expression. Voici que les hasards d’un court
voyage me révèlent tout ce qu’il y a de vivantes richesses sous des vieux noms
de villes, de bourgs, de terroirs et de vins. Bourgogne pleine de souvenirs et
de pierres attachantes : ici subsistent des vestiges des premières
constructions de l’Europe, ici la civilisation romaine, le moyen âge et la
renaissance transparaissent dans la ville moderne. On a parcouru les rues de
Dijon, bordées d’hôtels de jadis, on s’est arrêté devant le Palais Ducal où
naquirent le Bon et le Téméraire, deux malins scélérats, bâtisseurs d’une
puissance féodale, on a pensé au peuple anonyme de marchands cossus et d’artisans
durs à la tâche qui fut autrement grand que ses maîtres, – et la route s’ouvre
devant nous, qui longe la Côte d’Or, douces collines aux pentes fauves en cette
saison. Les vignobles y sont encore assoupis dans l’attente du soleil. Les
villages ont de beaux noms de crus. « Magie des syllabes, s’exclame un
camarade : Romanée, Musigny, Nuits, Pommard et Pretigny. Chambolle ! Chambolle ! »
Les seuls noms évoquent des refrains, – des refrains de chansons à boire. On
gravit une colline, guidé par le clocher, on frappe à la porte du copain
vigneron. Il vous parlera des prix, du travail, des maladies de la vigne ;
il vous fera descendre dans sa cave pour goûter dans la tasse de cuivre
ouvragée son vin le meilleur, qui est frais, velouté, si doux au palais que l’on
perçoit sans étonnement qu’il renferme du soleil. Les bonnes années sont celles
où le soleil fut propice à la terre, où la vigne s’en imprégna, où la vie s’en
imprégna. Fécondation merveilleuse préparée par le travail de l’homme patient, intelligent,
armé de savoir. Sur des kilomètres et des kilomètres les hautes pentes et la
plaine sont couvertes de plants et chaque plant réclame une main attentive ;
cette terre tout entière est chaque jour soignée. Calme visage du monde devenu
le jardin de l’homme ! Que faut-il pour que la vie y soit simplement digne
d’être vécue ? Du soleil et du travail.
… Comment, devant ces beaux visages de terres privilégiées, ne
songerais-je pas à d’autres qui me sont proches ? À d’autres plaines, à d’autres
coteaux, où le soleil éclate tantôt sur des neiges tantôt sur les étendues
vertes, où la race est patiente et travailleuse autant qu’ici ? Mais
pauvre à travers les siècles, pauvre et dénuée de liberté, avec de si
étonnantes richesses intérieures… On dit ici devant les vieilles maisons qui
surplombent la ruelle : « C’est d’avant la révolution.… » Toutes
nos chaumières là-bas sont aussi d’avant la révolution, comme la misère qui les
habite encore. Le sang des guerres civiles ne féconde la terre qu’avec le temps,
– et là-bas, voyez-vous, nous n’avons pas encore fini de le verser…
… L’auto nous emporte vers des vignobles et des vignobles, –
nous, quelques camarades, – et nous avons pris les journaux du matin, naturellement,
car la bataille de Teruel est pour nous une aussi vivante, une aussi
essentielle réalité que le printemps sur ces routes de Bourgogne. – Ah, voici
des nouvelles de là-bas, camarades…
… Elles sont insensées ces nouvelles, elles tiennent du
délire, elles vous soufflètent, elles semblent défier le bon sens et toute foi
humaine. La TSF de Moscou, autrefois en pleine guerre, lançait ses appels au
monde : « À tous, à tous, à tous ! Nous déclarons la paix, nous
proclamons le pouvoir des travailleurs, nous commençons à bâtir la société
nouvelle… » La TSF de Moscou annonce ce matin 27 février qu’un grand
procès va s’ouvrir le 2 mars devant le Tribunal militaire, le grand procès des
derniers compagnons de Lénine survivant à deux années de fusillades : Rykov
et Boukharine. À côté d’eux comparaîtra l’ex-chef des polices du régime, le
metteur en scène du procès Zinoviev, Iagoda.
À côté d’eux de vieux socialistes russes, ces mencheviks qui n’ont connu depuis
1920 que la captivité. À côté d’eux des médecins, vieux hommes de science jusqu’ici
respectés de la société soviétique, tout à coup révélés assassins, – oui,
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