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Retour à l'Ouest

Retour à l'Ouest

Titel: Retour à l'Ouest Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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poigne maladroite de ce vieux
petit soldat basané, sans profil, dont les yeux n’étaient que de ternes pointes
brunes. La salle, surprise, vit apparaître à la place du grand acteur un petit
homme habillé du long manteau de la division bashkire… Le soldat s’avança d’un
pas pesant sur le plancher, jusqu’au trou du souffleur. Là, il leva le bras :
au bout, la main était ficelée de linges blancs. Il avait de la boue jusqu’à la
taille. L’idée ne lui vint pas d’ôter son bonnet gris enfoncé jusqu’aux
sourcils. Il cria :
    – Camarades !
    – Quoi ! Encore ? Un coup dur ?
    –… Gdor est à nous !
    Une nouvelle acclamation s’exalta dans la chaude obscurité
de la salle. Sur la scène, le beau chanteur reparut, derrière l’envoyé du front.
Légèrement penché en avant, éclatant de blancheur, de noir net, de grâce et de
sourire, il applaudissait, lui aussi, de ses mains habiles impeccablement
gantées, à cette obscure victoire arrachée aux boues de la frontière d’Estonie. »
    Chaliapine préférait les parterres riches. Il nous quitta de
bonne heure, dès qu’il lui fut possible de partir pour l’étranger. C’est une
des pires iniquités du temps présent que celle qui asservit, si profondément qu’ils
cessent même de s’en rendre compte, les artistes à la richesse. Elle aura
lourdement pesé sur Chaliapine tout le long de sa vie.

« Boréal » *
    23-24 avril 1938
    Quand on a beaucoup vécu, rares deviennent les livres qui
vous procurent une satisfaction complète ou réussissent à vous émouvoir. Les « tranches
de vie » et les « romans », on en connaît trop le tragique vrai,
le ton romancé, l’indigence littéraire, la convention à base d’égoïsme. On
acquiert, envers l’écrivain, de nouvelles exigences. On lui demande une sincérité
simple, sans affectation ni exhibitionnisme. D’avoir quelque chose à dire. De
ne pas s’exagérer sa propre importance ni celle des petits drames qu’il a pu
connaître de près. De ne pas oublier qu’il y a l’espace, le vaste univers, des
hommes et des hommes, tous en marche, en souffrance, en partance… On souhaite
des œuvres vastes, aérées, qui vous mettent en contact avec des visages
nouveaux, des terres inconnues, des avenirs imprévus. Entendez-moi bien, il y a
tout cela autour de nous, seulement il faut, pour le voir, des yeux de vrais
poètes et, pour le dire, une vaillance révolutionnaire assez rare chez les gens
de lettres. Le plus simple est dès lors d’aller chercher au loin, très loin, dans
des fjords d’autres univers, un message de libération, un contact nouveau avec
la double réalité primordiale : la terre et l’homme.
    J’ai songé à tout ceci en lisant un livre rudement aéré :
les vents du Pôle y soufflent sur les glaciers. Des hommes y vivent d’une vie
tout à fait pleine et riche, dans des huttes l’hiver, sous la tente l’été, se
nourrissant de phoques et de poissons. Dans la belle saison, les femmes et les
enfants vont, sous des pics roses dressés en plein azur, faire la cueillette
des myrtilles. Quelques milliers de pêcheurs Eskimos, dispersés sur les côtes d’un
continent à peine moins vaste que l’Occident européen, seuls avec les esprits, les
icebergs, les oiseaux, les ours, la banquise lumineuse, la nuit terrible. Ils
ont pour compagnons un peuple de chiens intelligents et durs à la peine. Hommes
et chiens vivent dangereusement, simplement. Ces hommes sont, au sens coutumier
du mot, des barbares ; mais ils ignorent l’autre barbarie, celle des
civilisés, la pire des deux, incontestablement. Un jeune Français, Paul-Émile
Victor, étant allé vivre parmi eux, sans TSF ni journaux (ce qui était d’une
admirable sagesse), a fait, de ses notes au jour le jour, prises sans recherche
littéraire, mais avec un sûr instinct de vérité, ce livre remarquable :
Boréal
(Grasset, éditeur). Le style, ici,
c’est l’âme du livre. Et cette âme est de réalité – d’une réalité que les
civilisés oublient trop.
    « Vendredi, 4 septembre 1936.23 heures. – Sur mes pieds
Ekridi dort, secoué par le hoquet. À côté de moi, Doumidia dort aussi, étendue,
les bras croisés derrière la tête, les lèves entr’ouvertes sur ses dents très
blanches (qu’elle brosse deux fois par jour), les jambes légèrement ouvertes. Dans
son aisselle, Timertsit a enfoui sa petite tête et fait des rêves. Dehors, le
vent et la mer. Et la joie est en

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