Retour à l'Ouest
moi ».
(Ekridi et Timertsit sont, d’après une note de l’auteur, deux
petites chiennes nées en juillet 36, « le jour même de notre retour au
pays des hommes », fin de la traversée de l’Inlandsis… « Nommées d’après
les deux habitants imaginaires du grand désert de glace. Ont été comme mes
enfants, toujours dans mes jambes, dormant chacune sur un de mes pieds ».)
« … Que cette terre est belle !
» De l’autre côté du fjord, tout proches, des pics
splendides, rougeoyants, entrecoupés de glaciers abrupts qui se jettent dans la
mer. Par l’ouverture de ma tente, deux glaciers, flanqués de montagnes, ont l’air
de se mirer dans une glace verticale.
» De ce côté-ci, harmonie de couleurs, terre couverte de mousses rouges et
brunes, rochers noirs, glaces bleutées. J’entends le torrent qui se précipite
en cascades au pied des falaises dressées derrière la tente.
» Je ne crois pas pouvoir jamais vivre longtemps dans un
pays où chaque parcelle de terre est propriété privée, dans un Kulturstaat… ».
Les seuls titres des chapitres forment un poème :
« En ce réduit, que de félicité… – Et la vie continue… – Et l’hiver vient
pour moi aussi… – Le mauvais sort… – Le soleil va disparaître… – Les glaces
sont là et la nuit vient… – Le soleil est sur la pente qui monte… »
À son retour en France, Paul-Émile Victor, que ses frères d’élection,
les Eskimos, appelaient Wittou, dépouilla des liasses de journaux et annota son
carnet. À ses pages boréales, toniques comme l’air glacé des espaces, il dut
ajouter des lignes comme celle-ci : « Lundi, 10 août 1936. Franco
pénètre en Espagne avec 4 000 soldats. Dictature militaire en Grèce… ».
Le jour où « la Chambre vote la dévaluation par 350 voix contre 221 »
– « pluie torrentielle. La tente est au milieu d’un lac… – Tu n’es pas
triste tout seul, dans ta tente ? me demande Doumidia aujourd’hui ».
Mais le plus précieux, pour moi, dans cette œuvre, c’est ce
sentiment rare dont il est pénétré de bout en bout : l’estime et la
compréhension de l’homme différent. La plus désolante marque de la barbarie
profonde des civilisés est dans leur penchant à mépriser, même entre eux, ceux
qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas comprendre. Dire qu’il se trouve des
pauvres types pour écrire sur les Juifs des quatre cents pages d’invectives !
Pour comprendre l’autre visage humain, le plus éloigné de nous en apparence, il
suffit de s’identifier à lui avec bonne volonté ; de le déchiffrer du dedans.
On lui découvre alors, sans effort, une beauté inconnue ; et l’on éprouve
la joie, à nulle autre égale, d’une nouvelle fierté dans la communion. L’auteur
de « Boréal » y a réussi. Que Wittou, Eskimo d’adoption, trouve ici, à
son tour, l’hommage d’une estime totale, mûrie pour lui dans d’autres neiges, d’autres
glaces, d’autres nuits de grand gel…
Nouveau Moyen Âge
30 avril – 1 er mai 1938
Depuis que l’Autriche est devenue, sous les chars d’assaut
envoyés par Hitler et la loi de la Gestapo –
Geheime
Staatspolizei
, police secrète de l’État –, une province du III e Reich [222] ,
on a compté à Vienne, d’après les journaux anglais, un millier de suicides
environ. Un télégramme du 26 avril dit simplement ceci : « Tous les
membres de la famille de M. Max Bergman, gros fabricant de meubles, lui-même,
sa femme, son fils, son beau-fils et sa fille, se sont suicidés. La fille de M. Bergman
avait d’abord tué son enfant. » Il se peut que les chiffres cités (vraisemblablement
incontrôlables, les autorités devant celer de préférence les faits de cet ordre)
soient exagérés. Souhaitons-le. Il reste que tous les témoignages constatent
une épidémie de suicides comme l’Europe occidentale n’en avait pas encore
observé. (J’en ai vu d’autres, en Europe orientale, moins graves, il est vrai, au
simple point de vue statistique.)
Le correspondant viennois de la
News Chronicle
écrit que 12 000 personnes ont été arrêtées
à Vienne. Dans l’Autriche entière, le nombre des détenus politiques s’élèverait
à 40 000. Il serait question de rétablir un ghetto à Vienne [223] . On obligerait
les Juifs à cirer gratuitement les chaussures des nazis. Un vieux rabbin aurait
été placé devant une boutique juive avec un écriteau invitant les passants à n’y
point
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