Retour à l'Ouest
défense de la culture », je crois, car elle est discrète
sur son propre nom au point de ne pas le publier en entier (dans
Ce soir
[244] , le 27 juillet)
– vient de tenir à Paris une « conférence extraordinaire ». Des
hommes de lettres de divers pays, en renom et dignes d’estime, y ont participé
à côté d’organisateurs connus pour le zèle qu’ils déploient au service d’une
dictature totalitaire des plus sanglantes. Et bien que l’on soit blasé, las de
s’étonner, las de s’émouvoir – pour ne point dire de s’indigner – comment ne
pas poser à ce propos d’amères questions ? André
Chamson , Luc Durtain, Claude Aveline , René Maran , Rosamond Lehmann , Ernst Toller , qui connut si longuement les prisons de la
République allemande, Theodore Dreiser , qui a écrit des
pages si sévères (et si justes) sur la démocratie américaine, voilà bien une
assemblée choisie d’écrivains dont les œuvres ont parfois rendu un son plein, parce
que l’on y trouvait un certain respect de l’homme, un certain souci de vérité, un
certain souci de justice par quoi la littérature cesse d’être le passe-temps
des bien-pensants bien nourris pour devenir parole vivante, message de
quelques-uns adressé à tous au nom des foules sans voix… Mais le peu que l’on a
publié sur cette conférence tenue sous l’égide d’un nouveau conformisme très
spécial et très cynique fait ressortir une fois de plus un problème
psychologique bien déconcertant. Si la défense de la culture s’arrête devant
une frontière, s’incline devant un bourreau ; si elle admet ici ce qu’elle
réprouve ailleurs ; si elle n’est pas scrupule dans la documentation, recherche
attentive et désintéressée de la vérité, attachement à la liberté d’opinion, qu’est-ce
qu’elle est ? qu’en reste-t-il ? Tout au plus un triste simulacre
fondé sur l’hypocrisie… Et pourtant…
M. Aragon prononça le discours de conclusion sur les
travaux du « Comité pour la défense de la culture espagnole » – un
comité qui pourrait être fort utile par ce temps de massacres et de
destructions. Mais précisément, l’an passé, pendant que se réunissait à Valence
un pareil congrès d’écrivains [245] ,
convoqué par M. Aragon et ses amis politiques, des gens du même parti – du
parti stalinien – enlevaient à Barcelone et faisaient disparaître à jamais, on
ne sait comme, dans le plus noir, le plus atroce, le plus sanglant mystère, mon
vieil ami Andrés Nin, tribun révolutionnaire catalan, bon serviteur de la
culture, écrivain, journaliste, traducteur de Dostoïevski, vulgarisateur de
Marx et de Lénine… Et ce crime s’entourait du plus vaste déploiement de calomnies,
de mensonges, de faux, de violences partisanes… Comment peut-on, à la fois, faire
de telles choses – qui ont été, qui sont encore faites en série – et parader
sur les tribunes en parlant de culture ?
Je veux bien admettre que la plupart des écrivains qui
assistaient l’an dernier au congrès de Valence et il y a quelques jours à la
discrète conférence de Paris ignoraient l’affaire Nin ; ou qu’ils venaient
rendre hommage à la République espagnole malgré la basse intrigue politique qui
la met en péril à l’intérieur. Pouvaient-ils ne pas remarquer l’absence d’André
Gide ? À Valence, l’an passé, ils laissèrent insulter André Gide, pour
avoir plaidé la cause de l’homme en URSS. André Gide qui terminait son petit
livre de 1936 [246] par ces lignes : « L’aide que l’URSS vient d’apporter à l’Espagne
nous montre de quels heureux rétablissements elle demeure capable. L’URSS n’a
pas fini de nous instruire et de nous étonner. »
Peuvent-ils, ces écrivains, dont la profession est de
connaître ce qui se passe dans le monde, ignorer quels étonnements l’URSS a
procurés au monde en 1937-1938 ? Tenons compte de l’esprit de caste des
gens de plume ; demeurons sur le terrain qui leur est cher, celui des lettres.
Admettons un moment que le tyran, s’il invoque le bien public vingt ans après
une grande et juste révolution, a le droit de se défaire des hommes qui lui
portent ombrage ; admettons qu’il ait besoin de les déshonorer pour les
tuer. Les intellectuels qui l’admettent ont coutume de se consoler en
constatant que « les révolutions, hélas ! dévorent leurs enfants ».
Détournons-nous donc des militants, des hommes d’État, des politiques
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