Retour à l'Ouest
de compte dans le calcul de ce qu’ils
se peuvent permettre… Que tous ces calculs puissent néanmoins être un jour
déjoués pour des raisons que les fauteurs de guerre et de réaction ne sauraient
prévoir, ceci nous réserve un autre sujet de méditation.
Angoisse et confiance
1 er -2 octobre 1938
Les jours d’angoisse suivent les jours d’angoisse. D’heure
en heure le péril se rapproche, s’amplifie, se simplifie aussi en quelque sorte,
devient plus familier, au point que l’on cesse par moments d’en sonder l’immensité
pour n’en plus discerner que les petits aspects qui concernent chacun de nous. Paris
attend les éditions spéciales des journaux pour connaître le destin de l’Europe
et son propre sort. Je crois encore, à l’heure où j’écris ceci, ce mercredi 28 septembre,
que le cataclysme nous sera épargné. Je le crois encore, non pour des raisons
de sentiment – dont il sied de toujours se défier – mais, tout bien pesé, parce
que la guerre imminente serait immensément, absurdement contraire aux intérêts
des parties en présence. Les puissances démocratiques ne la veulent point, n’ayant
rien à y gagner. Rien ne permet à Hitler d’en espérer raisonnablement plus qu’il
ne peut obtenir aujourd’hui et demain par la paix ; au contraire, il a
tout à y perdre, lui qui, depuis des semaines, semble s’évertuer à former
contre lui-même la plus formidable coalition… Le recours à la force a quelque
chose d’insensé quand il ne trouve de justification ni dans le désespoir ni
dans le calcul. Les intellectuels que je vois, bons Européens et dont plusieurs
connaissent bien l’Allemagne, font tous à peu près ce raisonnement.
Aux heures les plus sombres, il faut constater que les
peuples silencieux ne veulent point la guerre ; que les classes riches la
redoutent ; qu’elle est devenue tellement inhumaine et ruineuse que les
dictateurs les plus aveugles devraient reculer devant elle… En 1914, personne
ne savait ce que serait la première conflagration mondiale, ce qu’elle
coûterait aux hommes, les écroulements qu’elle provoquerait et qu’en réalité
toutes les nations – sauf la plus lointaine, celle des États-Unis – en
sortiraient plus ou moins vaincues. Car les durs traités de victoire, dont on
voit aujourd’hui les suites, dont on paie encore aujourd’hui le prix, compromettent
tout l’avenir sans compenser les pertes subies, sans cicatriser les plaies… On
ne savait pas en 1914 : les dernières guerres importantes, la
franco-prussienne, l’hispano-américaine, la russo-japonaise, avaient été
locales, courtes, avantageuses aux vainqueurs. Maintenant,
on sait.
La deuxième guerre mondiale, si
elle éclate, sera effroyable, inexpiable, irréparable dans ses conséquences et
ne fera ni la grandeur ni la richesse de personne ; quelle qu’en soit l’issue,
ce sera en vérité la deuxième tentative de suicide de la civilisation européenne.
Et nous voici, tandis que les nuées plombées s’accumulent
sur nos têtes, seuls avec nous-mêmes, voués à l’impuissance la plus amère. L’avalanche
roule sur nous, nous la voyons venir, nous ne pouvons rien. Nous sommes à l’âge
des États, des machines, des masses, livrés à cette triple puissance qui nous
enserre et peut, d’un instant à l’autre, nous broyer, nous broyer en masse… J’ai
vu ces jours-ci des hommes blêmir de désespoir sous cet accablement. Ne rien
pouvoir à pareille heure ! Ne rien pouvoir si demain… Aux hommes, aux
femmes que cette angoisse-là étreint, on voudrait dire que notre nullité n’est
pas si complète qu’elle le paraît ; que nous pouvons en réalité quelque chose
de grand et pourrons davantage un jour ; que, pouvant, nous devons. Le
moment est venu de faire appel à nous-mêmes avec une confiance absolue en
nous-mêmes – avec la certitude de travailler pour l’avenir. Quel que soit l’événement,
il nous appartiendra d’y faire face en pleine conscience. Si les haines, les mensonges
de guerre, les instincts de la brute lâchée sous le casque et le masque
déforment à nouveau le visage humain, il nous appartient de n’y point céder. De
ne consentir à aucun aveuglement. De n’avoir en les pires jours que le souci
essentiel de sauver ce que tout homme peut sauver par ses propres moyens de l’intelligence,
de la dignité, de la vérité, de la solidarité des hommes… D’opposer un calme
refus aux abdications de la pensée, aux
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