Retour à l'Ouest
confronter le Führer d’une
opposition persécutée au Führer d’un despotisme.
Mais peut-être y a-t-il sur ce point, entre le socialiste
que je suis et le pur nazi, le vrai nazi que se veut Otto Strasser, plus qu’une
différence de goût et de tempérament : un contraste de doctrines. Laissons
néanmoins ces détails. Strasser apparaît dans son livre tel qu’il est dans la
vie, plein d’idées, d’expériences, d’une sorte de courage bon enfant, d’un
idéalisme pratique plutôt dangereux pour ceux qu’il combat, avec le visage
typique d’un officier ou d’un intellectuel allemand de l’entre-deux-guerres. Le
portrait qu’il trace d’Hitler, qu’il connut de près, concorde avec ceux de
Rauschning [364] ,
de Conrad Heiden – et des diplomates Nevile Henderson et François-Poncet [365] . Et Strasser
nous fait mieux encore entrevoir l’homme Hitler, ce déclassé formé par la
débâcle sociale de son pays, impulsif et calculateur, convaincu de sa mission, suppléant
par l’instinct et l’élan hystérique à la capacité intellectuelle et à la
volonté qui lui font défaut, d’apparence ascétique, supérieurement doué pour
percevoir et exprimer l’attente de foules désaxées. C’est le produit d’une
décadence et il incarne une décadence. Et il dit : « Je poursuivrai
mon chemin avec la précision d’un somnambule ». Le mot « précision »
est évidemment impropre, mais on voit bien l’élan irrationnel qui porte le faux
somnambule. Strasser l’accuse d’avoir avec persévérance trahi le mouvement
national-socialiste en se mettant au service des coffres-forts les plus
imposants. En allemand, le premier terme, dans un mot composé, qualifie l’autre
et c’est le second qui est essentiel : selon le génie de la langue, l’essentiel
dans national-socialisme, c’est donc
socialisme
.
Mais Hitler se moque bien de la linguistique, du génie de la langue, de l’idéologie.
L’essentiel pour lui, ce fut d’être appuyé par les gros capitalistes Hugenberg,
Kirdorff, Thyssen, Krupp. De là l’extrême précarité de sa situation, l’énormité
du mensonge social dont il nourrit sa puissance – et les conséquences
historiques, futures, de l’avènement de cette contre-révolution grimée en
révolution pour tromper les masses. « Duplicité ? – écrit Strasser… Ce
mot est à la fois trop faible et trop fort. Adolf n’a pas cessé de sentir ce
que veut le peuple allemand ; il parle de socialisme, de communauté et de
paix parce que ses partisans, parce que l’Allemagne entière veut le socialisme,
la communauté du peuple et la paix. » Le Front noir se sépara d’Hitler
parce que ce dernier se mettait au service des ploutocrates : le Front
noir voulait une réorganisation révolutionnaire de l’Allemagne. Hitler fit le
massacre du 30 juin 1934 pour se débarrasser de la gauche de son parti comme l’exigeaient
les Krupp et les Thyssen. Sans doute, sans doute…
Nous aurions pour ces raisons mêmes quelques questions à
poser à Otto Strasser. Jusqu’à sa rupture avec Hitler, en 1930, il appartint au
parti nazi dont il accepta en gros l’idéologie. N’était-ce pas un parti
antisocialiste, antimarxiste, anti-ouvrier dès lors ? Dans tous les pays, le
mouvement ouvrier a identifié marxisme et socialisme ; cette identification,
des millions d’hommes l’ont consacrée de leur activité, plusieurs révolutions
victorieuses ou vaincues l’ont consacrée dans l’histoire. Le « socialisme »
nazi, du moment qu’il se déclarait antimarxiste, ne se révélait-il pas en
réalité antisocialiste ? Et contre qui les bandes armées des chemises
brunes se sont-elles battues dans la rue, faisant leur apprentissage de l’assassinat
collectif, si ce n’est contre les ouvriers ? Qui servaient-elles quand
elles détruisaient les organisations ouvrières ? Dès le début, l’usage que
le nazisme a fait du mot socialisme n’est que basse fourberie ; et dès le
début, en dirigeant ses plus vives attaques contre le marxisme, c’est-à-dire
contre la conscience historique du mouvement ouvrier, contre l’armature scientifique
du mouvement socialiste, il s’affirmait anti-scientifique, irrationnel, ennemi
de la liberté de pensée, – tel que le devait souhaiter le faux somnambule en
train de se vendre à la réaction. Je ne soulèverai pas ici la question de l’antisémitisme
afin de ne pas élargir le débat.
Otto Strasser parle aujourd’hui
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