Retour à Soledad
silence pénible succéda à cet assaut verbal.
– Allez, ne faites pas ces mines. Ottilia, bien qu'elle le mérite, ne sera pas exécutée, rassurez-vous. Il se trouve que nous avons, nous aussi, des espionnes. Et l'une d'elles, dont je tairai le nom, une lady de la bonne société de Washington, qui avait ses entrées chez le Président, donnait des informations à notre ministre de la Guerre. Elle a été arrêtée par Allan Pinkerton, le chef des services secrets des Yankees, et, par déférence, mise en prison au Capitole. Le gouvernement du Nord est bien ennuyé de cette affaire, car la dame en question est aussi la maîtresse d'un sénateur très connu du Massachusetts, de qui elle recueillait les confidences. Nous détenons par elle des lettres fort compromettantes pour ce politicien, proche du général Ulysses Grant. Donc, en accord avec le gouvernement confédéré, nous avons négocié un échange de personnes. À l'heure qu'il est, votre chère Ottilia est en route pour Washington, et notre vaillante espionne en route pour Richmond. L'échange se fera sur le Potomac, près de Fredericksburg, dans trois jours.
– C'est une heureuse issue, et lord Simon saura reconnaître votre action généreuse, dit Edward Carver.
– D'après ce je sais, Ottilia retrouvera à Washington le mari qu'elle n'aurait jamais dû quitter, reprit Bertie III.
– C'est possible : lord Simon a envoyé son gendre traiter des affaires dans la capitale fédérale, précisa Charles.
Comme l'heure du repas approchait, Bertie III convia les Bahamiens à partager le sien, qui fut frugal, dépourvu de vin et de dessert. Le café, fabriqué avec de l'orge grillé, n'était qu'un nom abusif sur le menu.
Le planteur semblait avoir perdu de sa combativité. Il disait encore croire en la victoire du Sud, mais sa conviction paraissait émoussée. Sans le dire, ses invités constatèrent que, depuis le commencement de l'entretien et pendant le déjeuner, pas une seule fois Bertie III n'avait demandé des nouvelles de son épouse abritée à Soledad, ni même prononcé son prénom.
Tandis que Tom O'Graney et ses charpentiers étaient renvoyés à bord de l' Arawak pour procéder au déchargement d'une cargaison tout entière confiée à Bertie III, ce dernier voulut savoir comment les Bahamiens s'y seraient pris pour faire évader Ottilia s'il n'était pas intervenu.
– Nous avions apporté tout ce que nous vous laissons comme monnaie d'échange, dit Charles.
– Ça n'aurait pas suffi. La corruption est au Nord, pas au Sud, mes amis.
Edward Carver, de qui tous ignoraient qu'il fût porteur d'un message particulier de lord Simon, intervint.
– Nous avions une autre monnaie d'échange, Bertie, à vous spécialement destinée par lord Simon. En apprenant l'arrestation de sa fille, il a modifié le statut de votre épouse Varina. De réfugiée, elle est devenue prisonnière, et sa liberté dépend de celle de lady Ottilia.
– Varina, otage ! Excellente idée ! Je reconnais bien là mon cousin. Mais cet argument n'eût pas valu grand-chose. Varina est, si l'on peut dire, démonétisée. Dites à Simon de la garder. J'ai engagé une procédure de divorce et ne veux plus la voir ! Son aventure avec votre ami Murray, venant après d'autres que j'eus la faiblesse de pardonner, a mis le comble à ma patience, dit Bertie III, retrouvant, dans l'indignation du mari trompé, un ton belliqueux.
– Vous avez appris ça ! dit Charles, stupéfait.
– J'ai aussi mes espions, conclut le planteur.
Michael Hocker ayant assuré l'approvisionnement en charbon et en eau douce, au crépuscule, sous un ciel de suie et une pluie battante, l' Arawak descendit Cape Fear River, se glissa sans encombre dans l'estuaire et entra dans l'Atlantique.
« Il est plus facile de sortir du port de Wilmington que d'y entrer », avait dit le pilote. Son assertion se justifia et le vapeur s'éloigna de la côte des Carolines sans faire de mauvaises rencontres.
Les Bahamiens eussent été encore plus sereins s'ils avaient su les patrouilleurs américains fort occupés à une autre mission à eux assignée par Washington : intercepter à tout prix le Banshee , le meilleur forceur de blocus de l'armateur Thomas Taylor, installé à Nassau. Ce bateau transportait, des Bahamas à Wilmington, un beau cheval arabe blanc, offert à Jefferson Davis par un riche Égyptien
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