Retour à Soledad
dit-elle.
– Peut-être regrette-t-il aussi de ne pas vous avoir conservé comme gendre ! persifla Varina à l'adresse du marin.
Ce nouveau manque de tact étonna les convives, et la conversation se scinda en apartés polis entre voisins de table.
Tous s'interrogeaient mentalement sur la raison d'une réflexion si malvenue, car tous ignoraient que Winnie, ayant fait des avances éhontées au beau capitaine, en avait été pour ses frais. Pendant des semaines, elle s'était souvent trouvée seule sur le chemin de Mark, recherchant un tête-à-tête au cours duquel elle eût déployé ses charmes. Un matin, sur la route du port occidental, elle était allée jusqu'à relever devant lui sa robe jusqu'à la cuisse pour tirer un bas qui n'avait pas glissé !
Quand Ann lui avait confié que la rumeur ancillaire prêtait au capitaine une liaison avec Gertrude Lanterbach, ancienne suivante de lady Ottilia, maintenant institutrice chez les Desteyrac, la belle Varina avait ressenti une profonde humiliation. Depuis cette révélation, peut-être honteuse de s'être en vain conduite comme une gourgandine, elle détestait l'homme qui osait lui préférer « la grande Alsacienne faite comme une jument ».
– Laissez Malcolm achever son récit des émeutes. C'est autrement intéressant, lança Cornfield, rompant un silence gênant, avec un regard farouche à l'adresse de Varina.
– Voilà donc ce qui s'est passé, reprit Murray. Dans la matinée du lundi 13 juillet, quelques centaines d'individus, hommes et femmes, parmi lesquels les deux-tiers d'immigrants irlandais, se sont rassemblés devant les bureaux de recrutement, situés à l'angle de la Troisième avenue et de la 46 e rue. Ils ont commencé à casser les vitres avec des briques, puis sont entrés dans les locaux, ont interrompu le tirage au sort, détruit les registres, malmené les employés, arrosé le plancher d'essence de térébenthine et mis le feu au bâtiment. La foule des émeutiers n'a dès lors cessé de grossir. La police l'a évaluée à cinquante mille personnes, dont beaucoup d'ouvriers en grève qui se formèrent en cortège. Harangués par des meneurs, ces gens se répandirent en ville en direction des quartiers habités par des Noirs. Chemin faisant, ils pillèrent les maisons des abolitionnistes connus. Trois cents agents de police, envoyés pour les contenir, furent rapidement débordés. Les émeutiers s'en prirent alors aux bureaux du New York Tribune , le journal républicain de Horace Greeley, connu pour ses idées abolitionnistes, à la maison du maire, à celles de négociants qui emploient des nègres, ainsi qu'à des églises et à des institutions protestantes.
– Que faisaient les autorités pendant ce temps ? On ne laisse pas ainsi dégénérer une manifestation ! observa lord Simon.
– Dans la nuit du 13 au 14, le gouverneur fit venir des renforts militaires de Pennsylvanie. On commença à se battre sérieusement dans plusieurs quartiers, et les artilleurs tirèrent le canon sur la Première avenue. Dans les rues Sullivan et Thomson habitées par des nègres, des maisons furent incendiées et leurs occupants lynchés. L'école des orphelins noirs, financée par des philanthropes, dont votre cousin Jeffrey, fut détruite par le feu.
– Incroyable ! s'indigna lord Simon.
– Qui a organisé cette révolte ? demanda Carver.
– Un certain John Andrew, considéré comme le principal meneur, a été arrêté. Il a déclaré qu'il était démocrate et séparatiste. Le 17 juillet, le calme est revenu à New York et les opérations de recrutement par tirage au sort ont pu reprendre, conclut Malcolm.
– Ces échauffourées ont dû faire bien des victimes et des dégâts, dit Lamia.
– L'émeute aurait fait plus de mille morts chez les manifestants, une cinquantaine chez les militaires et les policiers, dont le colonel O'Brien et le lieutenant Vanderpoel. Douze nègres furent pendus aux réverbères ou brûlés vifs. Il y eut aussi de nombreux blessés tant du côté des émeutiers que parmi les forces de l'ordre. Quinze maisons ont été incendiées et l'on estime les dégâts à deux millions de dollars. D'autres troubles, moins sérieux, ont eu lieu à Boston et à Troy. Deux jours plus tard, les commerçants de New York se sont concertés et ont décidé de secourir les nègres victimes des exactions, acheva Murray.
– Chez nous, on ne
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