Retour à Soledad
déjà tenté de m'intimider, reviennent me harceler. Hier, pour m'en débarrasser, je leur ai dit que j'attendais des fonds. Ces types sont bien renseignés, sans doute par des serviteurs du Victoria, et l'accostage de l' Arawak , sous pavillon Cornfield, n'a pas dû passer inaperçu, dit l'architecte, retenant l'ingénieur par le bras.
– Je vais prévenir Mark Tilloy, de qui la discrétion est sans faille. Il demandera à Tom O'Graney de se tenir prêt à intervenir avec ses Irlandais.
– Par saint George, vous avez tout prévu ! concéda Murray, ragaillardi par cette protection.
À la fin de la matinée, Desteyrac avait rempli sa mission. En remettant aux créanciers de Malcolm Murray les sommes qui leur étaient dues et qu'ils reçurent non comme des gens soucieux de l'état de leurs finances, mais à l'instar de gentlemen appréciant le respect de la parole donnée, Charles entendit de tous le même refrain : « Dites à sir Malcolm qu'il cesse de jouer. Il n'est pas doué et ne connaîtra que la ruine, s'il s'obstine. » L'ingénieur comprit ce jour-là pourquoi une dette de jeu passait aussi pour dette d'honneur.
Avant de retourner au Royal Victoria, Charles se rendit au port et mit Mark Tilloy au courant des craintes de Malcolm Murray.
– Tom et nos charpentiers viendront avec nous jusqu'à l'hôtel, dit l'officier.
Chemin faisant, les deux hommes rencontrèrent un capitaine forceur de blocus, connu de Tilloy. Il arrivait de Caroline du Nord et se montra fort pessimiste sur l'avenir de la Confédération.
– Seul le port de Wilmington est encore accessible. Mais si le fort Fisher tombe aux mains des Yankees, nous ne pourrons plus en approcher. Charleston est déjà inabordable à cause des bombardements. En novembre, la réélection de Lincoln a redonné confiance aux généraux fédéraux et, le 13 décembre, Savannah, en Georgie, a été évacuée par les Sudistes. La Confédération est menacée d'étouffement et, au lieu de rapporter du coton à Nassau, nous transportons maintenant des familles de planteurs. Ces gens viennent se mettre à l'abri aux Bahamas car, d'après eux, les esclaves ne pensent qu'à s'emparer des biens de leurs maîtres après avoir égorgé les hommes et violé les femmes, dit le marin.
Desteyrac et Tilloy, que Tom O'Graney et deux marins irlandais de l' Arawak suivaient à distance, trouvèrent Murray dans le jardin de l'hôtel, en conversation animée avec deux hommes en complet blanc, coiffés de panama.
– Ces messieurs prétendent que je leur dois de l'argent, lança Malcolm à Charles, manière de révéler la personnalité des visiteurs.
Semblables dans leur tenue un peu trop apprêtée, affichant la morgue des gredins à qui la chance a longtemps souri, les drôles eussent aisément passé pour jumeaux.
– Avez-vous une reconnaissance de dette ? leur demanda Charles.
– Nous avons, dit l'un d'eux en ouvrant son veston pour montrer le revolver passé dans sa ceinture.
– Croyez-vous, capitaine, qu'un tel instrument puisse avoir valeur de créance ? demanda posément Desteyrac à Tilloy.
– Nous allons poser la question à Tom O'Graney, dit d'une voix forte l'officier.
Puis il se retourna vers les Irlandais. Feignant d'être absorbés par les acrobaties des aras bleus et le ballet des perruches à moustache qui peuplaient la volière, attraction préférée des touristes, Tom et ses acolytes n'avaient rien perdu de la scène d'intimidation. En trois pas, ils vinrent encadrer les deux quémandeurs.
– À vos ordres, capitaine, lança Tom.
Sa voix de haute-contre, inattendue chez un tel géant roux, fit s'esclaffer un des loustics. L'homme ignorait qu'une telle réaction avait le don de mettre Tom de méchante humeur. Il le comprit quand le charpentier, lui enfonçant son panama sur la tête jusqu'à en crever la coiffe, fit une fraise des ailes de son chapeau.
– T'es pas plus mignon comme ça ? commenta Tom.
– Désarmez ces messieurs, O'Graney ! ordonna Tilloy.
Avant qu'ils n'aient esquissé le moindre mouvement, les deux hommes furent ceinturés, puis dépouillés de leur revolver, et assis de force sur la margelle du bassin où nageaient des tortues vertes.
– Cet Anglais nous doit à chacun deux cents dollars qu'il a perdus au poker, dit le joueur dont la coiffure était intacte en désignant Murray.
– Ce sont des tricheurs.
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