Retour à Soledad
Carver. Je lui parlerai dès demain de notre projet. Et surtout, ne regardez pas à la dépense. Rappelez-vous aussi que je suis actionnaire de Keystone Bridges Works, à Pittsburgh. Ils fabriquent des rails et vous y connaissez du monde.
– Puisque vous évoquez les aciéries de Pittsburgh, je pense que si Robert Lowell, de qui j'ai apprécié les compétences, pouvait venir travailler avec moi sur votre projet, ce serait une bonne chose. Je suis en correspondance avec lui. Reste à savoir si son directeur le laisserait s'absenter, détailla Charles.
– J'en fais mon affaire. Écrivez à ce Lowell de venir. On le recevra bien : faites ce qu'il faut pour le décider. On le paiera aussi bien que Keystone. Maintenant, allons prendre une lampée de ce vieux whisky que j'ai rapporté d'Angleterre, manière d'arroser notre projet.
– Arroser votre projet, lord Simon, rectifia Charles en appuyant sur le possessif.
Le soir même, Desteyrac rapporta à Ounca Lou la conversation qu'il avait eue avec son père et lui demanda de préparer Lamia à l'idée de voir un jour un train circuler du nord au sud de Soledad. Deux jours plus tard, pendant le dîner, Mme Desteyrac fit rapport de son ambassade.
– La toison de Lamia a doublé de volume et son regard a lancé des éclairs quand je lui ai parlé chemin de fer. Elle m'a dit : « Ton mari saura, j'y compte, détourner mon frère de ce projet stupide, qui n'est qu'une manifestation ridicule de son orgueil de potentat. » « Et s'il persiste ? » ai-je demandé. « Alors je me retirerai définitivement sur Buena Vista et vous emmènerai, Pacal et toi, avec moi pour vous mettre à l'abri des fumées méphitiques des locomotives ! » Voilà où nous en sommes, Charles.
Desteyrac promit de tout tenter pour dissuader lord Simon, bien que, peu à peu, l'idée de construire le premier chemin de fer sur une île des Bahamas eût cessé de lui déplaire. Après le pont de Buena Vista, ce nouveau défi mettait du sel dans une existence promise à plus ou moins long terme – et il le redoutait – à une confortable routine.
– Si Cornfield s'entête, comme c'est prévisible, je ne pourrai qu'exécuter ses plans. Je suis ici employé comme ingénieur, ma belle.
– Tu es aussi son gendre, et le père de son héritier !
– C'est tout un, Ounca. Si je refuse ce chantier, lord Simon, qui a des intérêts dans plusieurs lignes de chemin de fer aux États-Unis, fera venir des gens très capables de me remplacer pour ce travail, observa Charles.
– Je te sens bien près d'approuver cette idée que je devine, malgré son extravagance, assez séduisante pour Monsieur l'Ingénieur des Ponts et Chaussées, dit la jeune femme en prenant la main de son époux.
– Je vais encore y réfléchir. Mais si je dois m'atteler à ce chantier, j'aurai à convaincre ta marraine, qui est aussi celle de Pacal, de ne pas s'exiler avec vous à Buena Vista, déclara Charles.
– Tu sais très bien que je ne te quitterai pas. Comment vivre des jours et des nuits sans toi ? À moi les locomotives ne font pas peur ! assura Ounca Lou.
Mutine, elle ôta la fleur d'hibiscus qu'elle portait ce jour-là sur l'oreille et la posa près de l'assiette de son mari. Charles savait depuis longtemps interpréter ce geste des femmes arawak. Quand Ounca quitta la table, il lui tendit les bras et l'embrassa avec fougue. Elle, le feu aux joues, l'entraîna vers leur chambre. La maternité n'enlevait rien aux ardeurs de la maîtresse.
The Nassau Guardian , livré chaque semaine à Soledad par le bateau-poste, était la principale source d'informations des insulaires avec les journaux américains, New York Times et Boston News Letter . The Liberator , organe antiesclavagiste fondé à Boston en 1831 par William Lloyd Garrison et Isaac Knapp, journal que Cornfield soutenait discrètement de ses deniers, ne parvenait qu'avec des semaines de retard dans l'archipel, et parfois pas du tout, quand les proesclavagistes du Massachusetts sabotaient sa distribution. En cet automne 1857, lord Simon déplorait l'interruption de la publication de la Bahamas Gazette , le plus ancien journal de l'archipel, fondé en 1784 par John Wells, un loyaliste venu de Charleston à Nassau avec ses presses.
Si le courrier des États-Unis était délivré dans la quinzaine, celui d'Europe mettait souvent plus d'un mois pour atteindre Soledad. Aussi
Weitere Kostenlose Bücher