Retour à Soledad
villageois, des Anglo-Saxons blancs, relativement instruits et pieux, certainement plus civilisés que nos Arawak, n'ayant donc pas l'excuse de la rusticité primitive, s'entendirent pour piller le vaisseau. Trop occupés à moissonner la mer, ils laissèrent se noyer, sans daigner les secourir, trente-huit passagers de ce navire. C'est après cette scandaleuse tragédie, et quelques autres du même genre, que des armateurs et des assureurs de New York, soutenus par les autorités fédérales, fondèrent le Lifesaving Service et installèrent, au long des côtes du New Jersey et du Massachusetts, des stations destinées à porter secours aux naufragés.
– Peut-être devrions-nous armer un bateau de sauvetage, les jours de tempête ? proposa Lamia.
– Ce serait faciliter l'activité coupable des pilleurs d'épave en leur donnant, de surcroît, bonne conscience, répliqua Desteyrac, goguenard.
Comme chaque fois que l'ingénieur lui rendait visite en fin d'après-midi, Fish Lady le retint à dîner. Ce fut l'occasion d'évoquer le souvenir d'une époque plus heureuse et de parler de l'avenir de Pacal. Toujours opposée à la consommation d'alcool sur Buena Vista, elle fit servir à Charles un jus de fruits, mélange d'ananas, de mangue et de limette, puis elle s'éclipsa. Cette femme qui harponnait les requins au milieu des pêcheurs d'éponges, seins nus, ceinte d'un minuscule pagne de cuir, entendait maintenir en toute circonstance le rite anglais de la tenue de dîner. Ce soir-là, pour faire honneur à son invité, elle reparut dans un fourreau de soie blanche, dont le décolleté plaquait sur sa poitrine plate. La blancheur des dents de requins montées en collier tranchait sur sa peau cuivrée ; ses cheveux, incoiffable mousse d'argent, réunis en une gerbe dressée tel un casoar et serrée par une torque de corail, lui conféraient l'allure altière d'une déesse antique, sans âge, mi-Diane mi-Amphitrite. Ses doigts longs, secs et fins, aux ongles acuminés, rappelaient toujours à Charles les serres du condor.
Au cours du dîner, Lamia donna finalement son accord pour la construction d'un phare sur le Cabo del Diablo. Le promontoire tirait son nom d'un roc aigu, pointé vers le large, où bon nombre de vaisseaux s'étaient embrochés les jours de tempête, pour le plus grand profit des Lucayens.
– Ce feu, je le voudrais à éclats, comme ceux construits en France depuis qu'Augustin Fresnel, ingénieur des Ponts et Chaussées, a inventé les lentilles à diffraction. Ce sera le premier feu que verront les marins venus d'Europe, puisque votre île est la plus à l'est de l'archipel.
– Très bien, mais vous aurez à convaincre mes gens de l'utilité d'un phare à cet endroit, car, même si je fais savoir à tous que j'approuve la construction pour des raisons de simple humanité, ils ne faciliteront guère votre travail, prévint Lamia.
– Je me passerai d'eux. Les ouvriers viendront de la grande île et je pense que Tom O'Graney et ses charpentiers sauront décourager ceux qui voudraient saboter l'ouvrage, dit Desteyrac.
– Saboter l'ouvrage ?
– Vous n'ignorez pas que la construction du phare commencée en 1838 sur Elbow Cay par votre Imperial Lighthouse Service a été entravée, pendant vingt-cinq ans, par les habitants de cette île, qui voyaient dans la mise en place d'un feu une menace pour leur butin de naufrageurs !
– Ce phare fonctionne depuis 1863, précisa Lamia.
– Certes. Mais combien de naufrages eussent été évités, sur cette côte truffée de récifs, si les îliens s'étaient mieux conduits ? Pendant des mois, aux ingénieurs et aux ouvriers, envoyés de Nassau, ils refusèrent toute nourriture et même de l'eau potable. Pire : ils coulèrent les bateaux qui transportaient les matériaux de construction et le ravitaillement qu'ils refusaient aux bâtisseurs. Le gouverneur, confortablement installé dans son palais de Nassau, finit par céder aux récriminations des naufrageurs professionnels, et fit interrompre les travaux ! Curieuse conception de la justice et de la sécurité de la navigation ! C'était assurer l'impunité aux pillards, dignes descendants des pirates, que ces îles hébergèrent trop longtemps ! conclut Desteyrac avec humeur.
– Mieux vaut, chez les Cornfield, ne pas faire trop souvent allusion aux pirates, lança Lamia en riant.
– En tout cas, puique j'ai votre
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