Retour à Soledad
Jeffrey est fait pour les affaires comme moi pour le sacerdoce ! grommela lord Simon en dépliant la lettre.
Le 23 septembre, Wall Street avait vécu un vendredi noir. La Bourse avait cédé à la panique financière, que Jeffrey expliquait ainsi : « Deux spéculateurs connus, Jason, dit Jay Gould, nouveau riche, fils de paysan, et James, dit Jim Fisk, fils d'un colporteur, sont intervenus sur le marché de l'or, qu'ils voulaient accaparer. Il s'agissait pour eux de réunir le plus d'or possible pour en faire monter le prix et le revendre au moment propice. Pour que l'opération réussît, il fallait exercer un contrôle sur les réserves du Trésor fédéral : de soixante-dix à quatre-vingts millions de dollars. Pour neutraliser les efforts du secrétaire au Trésor, ils mirent cet or en circulation avec la complicité du beau-frère du président Ulysses Grant. Début septembre, Gould donna ses premiers ordres d'achat d'or, et Fisk le suivit. Comme les banques disposaient de peu d'or – à peine de quoi couvrir le papier monnaie en circulation –, le 23 septembre, le prix de l'or monta de cent trente-six à cent soixante dollars l'once. Par le journal de Horace Greeley, le New York Tribune , on sut bientôt que Gould et Fisk avaient amassé pour quarante millions de dollars d'or. Sitôt la spéculation révélée, le gouvernement mit quatre millions de dollars d'or sur le marché et les cours chutèrent, en un quart d'heure, de cent soixante-deux à cent trente-trois dollars l'once. Beaucoup d'investisseurs, dont votre vieux cousin, sont ruinés, alors que Gould, sans doute prévenu de la riposte gouvernementale, avait déjà vendu son or avant de quitter le pays. Cet aigrefin a même trompé ses complices, dont Fisk, en leur demandant de continuer à acheter de l'or ! À New York, les actionnaires des chemins de fer de l'Erie Railroad, dont je suis, hélas, et dont Gould et Fisk sont propriétaires, ont réuni assez de preuves des malversations et des façons d'escrocs de ces gens pour les envoyer en prison. J'ai pâti cruellement de cette affaire et j'ai dû liquider beaucoup pour faire face à mes créanciers. Je regrette, cher cousin, de n'avoir pas tenu assez compte de vos mises en garde, et n'ose vous demander votre aide pour sauver ce qui peut l'être. »
– Votre père, petite Ann, a toujours manqué de jugement. Il a cru à la spéculation sur l'or en oubliant que toutes les entreprises dont il est actionnaire risquaient d'en pâtir. Je me félicite de ne pas avoir acheté des actions de l'Erie Railroad, comme Jeffrey me le conseillait, et de m'être tenu à l'écart du gang de mauvais garçons conduit par Gould et Fisk. Ces barons voleurs n'avaient pour but que concurrencer le commodore Vanderbilt, l'homme le plus riche de l'Union. Nous savions tous, aux Bahamas, que James Fisk 1 s'était enrichi pendant la guerre de Sécession en faisant la contrebande du coton pour un filateur de Boston ainsi que pour ce pauvre Jeffrey, actionnaire de ladite filature. Quant à Jay Gould 2 , nous savions comment il avait manipulé les actionnaires pour prendre le contrôle, avec Fisk et Daniel Drew, de l'Erie Railroad, conclut lord Simon.
– Que pouvez-vous faire pour mon père ? risqua timidement Ann.
– L'héberger et le nourrir, si nécessaire, répondit sèchement lord Simon.
– Ce n'est pas tout. Je dois vous faire un aveu qui me coûte. Mon frère, Henry Theodore, que j'avais chargé, étant donné mon incapacité physique et mon peu de connaissance des affaires, de gérer les entreprises que m'a laissées en héritage mon défunt mari, Kurt Pickermann, s'est fort mal conduit. C'est, vous le savez, un fêtard, à qui l'argent file comme l'eau entre les doigts. Il a hypothéqué ma compagnie de navigation sur l'Érié, les entrepôts et les immeubles que je possède à Chicago. Mon père m'annonce que, honteux et couvert de dettes, Henry Theodore a décidé de s'exiler en Australie.
– Quelle famille que ces Cornfield américains ! De père en fils, ils ont l'art de détruire ce qu'ils ont bâti. Vous n'allez pas faire un procès à votre frère ? Si vous vendez navires et immeubles hypothéqués, vous n'en tirerez rien, ma petite !
– Je n'ai pas l'intention de vendre. Maintenant, j'ai un mari qui, au contraire de Henry Theodore, connaît la gestion d'une compagnie de navigation. Nous allons donc nous installer à Chicago. Et Mark reprendra en main
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