Retour à Soledad
évoqué ses amis disparus.
– Quand on sait que ces milices indigènes, à la solde du gouvernement de Sa Très Gracieuse Majesté, mais qui furent créées par Dupleix sous Louis XV, se sont soulevées et ont commencé à massacrer leurs officiers anglais, qu'elles méprisent en tant que chrétiens, parce que leurs nouvelles cartouches étaient enduites de graisse de porc, objet d'abomination pour un mahométan, on se demande si les religions, quelles qu'elles soient, ne font pas perdre aux gens le sens commun ! dit Cornfield, rageur.
– Le porc, animal impur par excellence, fait cependant de l'excellent bacon ! observa Murray.
– Il y a, bien sûr, cette graisse de porc, mais ne crois-tu pas, Simon, que les abus de pouvoir commis depuis tant d'années par les directeurs de la Compagnie des Indes orientales – dont notre banquier londonien, Alexandre Baring –, furent aussi cause de révolte pour les auxiliaires indiens ? D'ailleurs, notre gouvernement vient de décider la dissolution de cette association de commerçants qui régnait sans partage sur la colonie depuis 1599. Tous ses territoires reviennent à la Couronne et, le 5 août dernier, on a nommé un secrétaire d'État qui assumera les attributions des anciens directeurs de la compagnie dissoute, crut bon d'expliquer le major Carver.
– Espérons que cette sage décision ramènera partout l'ordre dans la vallée du Gange. Les sacrifices de Lawrence et de Havelock n'auront peut-être pas été inutiles, conclut Cornfield.
Peu enclin à prolonger les apitoiements, il donna le signal de la séparation. La mort de ses anciens condisciples au collège de Haileybury, pépinière d'administrateurs coloniaux, relevait, pour le maître de Soledad, du deuil privé. Deux témoins de sa jeunesse estudiantine avaient disparu et, bien qu'il n'échangeât avec eux que de rares messages, ils n'en étaient pas moins présents dans ses pensées, comme lui-même avait dû l'être dans les leurs. Cette nuit-là, on entendit longtemps l'orgue de Cornfield scander, dans le silence du manoir, des mesures du Requiem de Bach. Personne ne vit tomber des yeux de lord Simon, sur les touches d'ivoire, ces « larmes verticales », les seules que le vieil aristocrate autorisât aux hommes.
Bien que lord Simon eût été pendant quelques jours de fort méchante humeur, on organisa pour Noël le rituel institué l'année précédente.
Le Centaur était rentré de New York. Philip Rodney avait vainement attendu le vapeur dont Mark Tilloy était censé prendre livraison en Angleterre, jusqu'au jour où une dépêche l'avait informé du long retard pris par les chantiers de Laird Brother's pour parfaire la finition du yacht en fonction des aménagements exigés par lord Simon. Le bateau ne serait pas livré avant plusieurs mois et Cornfield, comme un enfant privé du jouet promis, pestait contre les dirigeants des chantiers de Birkenhead, leur associant dans ses vitupérations le capitaine Tilloy qui devait « passer du bon temps dans les bordels de Liverpool ».
Pendant des mois, Soledad devint un vaste chantier. Il ne se trouvait pas d'endroit, à l'intérieur des terres comme au long des côtes, où des ouvriers, terrassiers, maçons, manœuvres et charpentiers ne s'activassent. Les uns établissaient le ballast du futur chemin de fer, d'autres construisaient des pavillons pour loger plus confortablement les familles des marins et un dispensaire, d'autres encore les salles de classe promises à plusieurs villages du nord au sud de l'île. On creusait aussi dans la roche corallienne des citernes pour récolter l'eau douce collectée sur l'eau salée des trous bleus, celle des rares sources, et celle, plus abondante, des pluies. Lord Simon tenait à ce que l'eau fût partout distribuée par des canalisations pour lesquelles Charles Desteyrac faisaient fabriquer par la seule briqueterie de l'archipel, installée sur Andros, des milliers de pieds de tuyaux d'argile. Dans le même temps, des tâcherons habitués à travailler dans l'eau aménageaient, guidés par les scaphandriers Jim Malory et Sam Bartley de qui Charles avait obtenu le retour, un nouvel appontement sur la côte ouest. Destiné à recevoir le lourd matériel ferroviaire, celui-ci devrait être d'une grande stabilité. Rails, aiguillages, wagons et locomotive seraient livrés sur des barges à partir de Wilmington, en Caroline du Nord, port distant de six cent
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