Retour à Soledad
cinquante milles de Soledad. On comptait sur le vapeur acquis par Cornfield et tant attendu pour, le moment venu, remorquer jusqu'à Soledad les barges en construction sous l'autorité de Tom O'Graney et de Philip Rodney. Lord Simon et d'autres mettaient les craintes du commandant Lewis Colson quant à la sécurité d'un tel remorquage, en cas de mer agitée, au seul compte de la détestation de l'officier pour les bateaux à vapeur.
Un soir de mai 1859, un panache de fumée, que l'on prit d'abord sous le soleil couchant pour celui de la nouvelle unité de la flotte Cornfield, annonça au large de l'île l'approche du Southern Star , le schooner de Bertie III. Le planteur débarqua, accompagné de Varina, sa quatrième épouse. Cette petite femme, auréolée des volutes blondes qui faisaient sa fierté, joues rondes et roses, bouche gourmande, regard velouté, taille corsetée d'une extrême finesse, eût facilement passé pour la fille d'un mari plus âgé qu'elle de trente ans. Bertie III Cornfield, ayant accepté en chrétien la perte de son fils aîné, avait retrouvé son allure martiale et son regard d'aigle, malgré favoris et cheveux blancs.
Dès le premier entretien avec son cousin, il confia qu'il comptait placer le produit de la vente à Cuba de sa plantation de onze mille acres, de sa sucrerie et de huit cents esclaves, soit un million de dollars, dans l'exploitation du guano, fertilisant recommandé par les agronomes.
– Le gouvernement des États-Unis vient d'autoriser les citoyens américains à exploiter le guano sur toutes les îles sans propriétaire. Quand on sait que chaque oiseau laisse environ dix livres 2 d'excrément par an, et que ce produit naturel est vendu fort cher aux agriculteurs, le ramassage paraît rentable, expliqua Bertie.
– Mes métayers de Cat Island recueillent depuis longtemps, dans les grottes de leur île, les excréments des chauves-souris. Ils en répandent sur leurs champs et vendent le surplus. À Buena Vista, les paysans de Lamia ramassent eux aussi les excréments des mouettes et des goélands. Mais, à ce jour, je n'en connais pas un qui ait fait fortune avec de la fiente d'oiseau ! ironisa lord Simon.
– Cependant, c'est faisable. Aux États-Unis, le guano est même coté en bourse. Je voudrais donc que vous m'indiquiez les îles des Bahamas dépourvues de propriétaire, demanda Bertie III.
– Mon cher cousin, l'archipel tout entier appartient à la Couronne britannique ! Sauf Soledad, donnée par Charles II à mon ancêtre, et le sud de Great Exuma Island, territoire offert par la Couronne, en 1783, à lord Denys Rolle, un loyaliste.
– Mais, en 1670, huit lords n'étaient-ils pas déjà propriétaires des Carolines et des Bahamas ?
– Seuls les Cornfield, qui reçurent Soledad du général Monk, un des lords propriétaires, s'y sont installés. Les autres n'ont jamais mis le pied dans l'archipel, et la Couronne a repris ses droits sur les îles, habitées ou inhabitées. Je pense néanmoins que vous obtiendrez de sir John Bayley, gouverneur royal à Nassau, le droit de recueillir le guano sur les nombreuses îles désertes – on dit qu'il y en a plus de cinq cents – en versant une redevance à notre grand argentier. Comptez sur mon appui, cher cousin.
Bertie III Cornfield étant homme de décision, une demande fut immédiatement rédigée et confiée au premier bateau-poste. Le message fut affranchi avec le premier timbre-poste bahamien sur lequel figuraient un ananas et une conque, symboles des productions de l'archipel. Ces dessins remplaçaient depuis peu, sur les timbres, le profil de la reine Victoria, ce qui agaçait autant Edward Carver que lord Simon.
Les Charlestoniens étant logés à Cornfield Manor, on ne put éviter, au fil des repas et des promenades, de commenter les derniers événements politiques américains. La décision, prise le 4 mars précédent par le Sénat des États-Unis, d'ajourner la proposition du président Buchanan d'acheter l'île de Cuba pour trente millions de dollars, décevait les Sudistes.
– Le comité des Affaires étrangères avait cependant accepté la transaction, rappela le planteur.
– Cher cousin, encore aurait-il fallu que cette offre fût acceptée par l'Espagne. Or, le gouvernement d'Isabelle II doit faire face à une inquiétante instabilité politique. Les généraux se disputent le pouvoir. Narváez, le favori du moment,
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