Retour à Soledad
hiératique, devant les anciennes écuries. Complet crème, cravate châtaine, moustache drue, le prépotent seigneur de Soledad apparut à l'infirme tel ce lord des Bahamas de qui on ne parlait jamais dans sa famille qu'avec un respect agacé.
Il attendit qu'Ann fût replacée dans son fauteuil avant de s'avancer à sa rencontre, le panama à la main. La dominant de sa haute taille, il s'inclina avec le sourire forcé de qui aborde une malade que l'on veut rassurer.
– Ma chère petite, vous êtes ici chez vous. Tout sera fait pour que la fille de mon cousin Jeffrey soit à l'aise parmi nous. Essuyez vos yeux et embrassez le vieil homme, dit-il.
Et il se pencha pour prendre l'infirme aux épaules, en un geste plus viril que tendre, élan inattendu chez celui qui détestait les effusions.
Ann fut aussitôt invitée à entrer dans la maison, dont la marche de seuil avait été rabotée afin de faciliter les déplacements de la chaise roulante.
– Voici les serviteurs qui prendront soin de vous, dit encore Simon en désignant un couple de mulâtres. Lui s'appelle Angus et sa femme, Mabel. Faites le tour du propriétaire. S'il manque quoi que ce soit, dites-le. Maintenant, Otti va vous aider à vous installer. Vers sept heures, mon cocher viendra vous chercher pour un petit dîner chez moi. Vous retrouverez des gens que vous connaissez, dont le docteur Weston Clarke qui s'est déjà mis en rapport avec vos médecins de New York pour connaître les soins à vous dispenser.
Ayant dit tout ce qu'il devait dire, lord Simon se recoiffa avant de s'esquiver à grands pas. La vue de cette jolie fille, au buste arrogant mais aux jambes inertes, le mettait mal à l'aise.
Au cours du dîner annoncé, auquel assistèrent tous les familiers, Ann, vêtue d'une longue robe de soie à décolleté carré, parut à l'aise et enjouée. Assise à table, elle devenait une femme comme les autres et sut répondre, avec une maturité d'esprit qu'on ne lui connaissait pas jusque-là, aux questions qu'on lui posait sur la manière dont les New-Yorkais vivaient la guerre engagée par l'armée fédérale contre les sécessionnistes.
– Bien qu'il n'y ait pas, dans cette guerre, de ligne de front défini, on se bat en Virginie, dans les Carolines, le Tennessee et même au Nouveau-Mexique où les Confédérés ont vaincu les Fédéraux à Valvard et marchaient, quand j'ai quitté New York, sur Santa Fe. Mais, dans le même temps, les Sudistes ont subi plusieurs défaites, dont celle de Mill Spring, dans le Kentucky, et la perte de Fort Donelson, dans le Tennessee, conquis par Ulysses Grant, dit-elle.
– Comment réagit la Bourse, à Wall Street ? demanda lord Simon, toujours pratique.
– L'affaire du Trent avait jeté la consternation dans les banques, car les gens, craignant la guerre avec la Grande-Bretagne, avaient retiré leurs dépôts. Dieu merci, le conflit a été évité et mon père, comme les autres banquiers, a repris confiance, dit-elle.
– On parle de renvoyer les nègres, libres ou non, en Afrique, et d'indemniser les propriétaires d'esclaves du Sud, observa Murray.
– Cela se trame à Washington, pas à New York. Nos maisons seraient sans domestiques, les cabs sans cochers, les rues sans balayeurs, si l'on renvoyait les nègres chez eux. Et puis, contrairement à ce qu'on donne à croire, tous les Américains restés fidèles à l'Union ne sont pas abolitionnistes. Il arrive que des orateurs antiesclavagistes soient accueillis par des jets d'œufs, parfois de pierres. Nombreux sont les jeunes hommes de bonne famille qui disent n'avoir nulle envie de mourir pour les nègres des États du Sud. Il y a aussi des négociants et marchands au détail qui se plaignent du coût de la guerre. D'ailleurs, ce sont les Irlandais et les Allemands qui ont le plus souscrit à l'emprunt lancé par Lincoln. Enfin, la guerre nuit aux affaires et seuls les fabricants d'armes, de bateaux et de matériel ferroviaire s'en trouvent bien, car l'armée passe commande de canons, de fusils et de wagons pour transporter ses soldats et ses fournitures, expliqua Anne.
– Qu'ils aient besoin de locomotives et de wagons, je suis, hélas, bien placé pour le savoir ! grommela lord Simon.
– Même si tous les gens du Nord ne sont pas abolitionnistes, personne n'a, semble-t-il, trouvé mauvais que l'on pendît à New York Nathaniel Gordon, capitaine de l' Erie , condamné à
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