Retour à Soledad
Charles.
– Un bateau venant de Liverpool, affrété par une compagnie dans laquelle nous avons, lord Simon et moi, des intérêts, a été saisi par les Fédéraux à l'embouchure du fleuve. Ce navire devait charger pour nos filatures trois mille balles de coton à New Orleans. Encore heureux qu'il ait été pris avant de recevoir sa cargaison !
– Sans cargaison compromettante, votre bateau sera peut-être rendu par les Nordistes, avança Tilloy.
– Mais ses cales n'étaient pas vides, mes amis !
– Des armes ? émit Charles, sourcils froncés.
– Non, mon bon Charles, des attifets ! Mille corsets, des centaines de paires de bas de soie, du fil, des brassières, des guimpes, des dentelles, des gants, des ombrelles, de la poudre de riz, de l'Eau lustrale de Guerlain, des brosses à dents... et des vis à cercueil, énuméra Murray, retrouvant le sourire devant l'air stupéfait de ses amis.
– Cargaison affriolante, sauf les vis ! observa Charles.
– Et qui m'aurait laissé un bénéfice de mille pour cent, car les belles de plantation – « au teint de magnolia », comme disent les Cavaliers – n'ont plus rien à se mettre, compléta Murray.
– Comment avez-vous eu, si vite, connaissance de cette prise ? Nous ne sommes que le 30 avril ! fit remarquer Tilloy.
– Je tiens les faits d'un forceur de blocus qui se serait trouvé dans la même situation s'il n'avait pris le large pour revenir à toute vapeur à Nassau. Il est arrivé il y a deux heures, et la nouvelle de l'entrée des Nordistes en Louisiane a été aussitôt répandue dans la ville par les marins. Autour de nous, on ne parle que de ça, car la plupart des hommes que vous voyez sont intéressés dans les affaires de coton et de fournitures pour les Sudistes, expliqua Murray.
– Qui sont ces gens ? demanda Charles.
– Il y a de tout. Une société cosmopolite et, hélas, des plus mêlée. Surtout des hommes d'affaires, des armateurs, des banquiers, des juristes, des officiers confédérés qui viennent chaque jour aux nouvelles. Car toutes les rumeurs, fondées ou non, aboutissent d'abord, comme par enchantement, au Royal Victoria, dit Malcolm.
– Ceux-là, qui sont-ils ? s'enquit l'ingénieur, désignant des personnes qui ne pouvaient entrer dans les catégories citées.
– L'hôtel abrite aussi des chevaliers d'industrie qui se font appeler milord par les serveurs, des planteurs réfugiés de Georgie et de Virginie, ennemis jurés des Yankees et des nègres, des joueurs professionnels des showboats 3 du Mississippi, privés de leur lieu de travail. Nous avons des journalistes, correspondants de journaux américains et anglais, comme Frank Vizetelly 4 , des diplomates qui attendent 'embarquer pour le continent, et des espions du Nord et du Sud, parfois en jupons. Mais les vrais héros du jour sont les capitaines forceurs de blocus. Certains sont de vrais loups de mer : teint hâlé, belle prestance, parlant haut, batailleurs et généreux, ils ne pensent qu'à jouir de la vie entre deux traversées dangereuses. Ils se saoulent, jouent aux dés, au poker, dépensent sans compter et se font plumer par les belles octavonnes. Nassau, autrefois ville indolente où l'on s'ennuyait ferme, est devenue carrefour international des affaires, la cité la plus vivante, bientôt la plus riche, sinon la plus honnête, des West Indies, dit Murray.
– Et quelles sont les distractions dans une ville qui n'a ni théâtre ni cabaret ? demanda Tilloy.
– Une fois les affaires traitées, on ne pense qu'à s'amuser. Il arrive qu'on danse jusqu'à l'aube et il a fallu engager des orchestres de New York pour relayer les musiciens du cru. L'épouse du gouverneur Bailey donne des réceptions très courues où l'on doit se présenter en habit, gardénia à la boutonnière. Vous entendrez parler vingt langues par des gens de qualité, et d'autres moins recommandables, mais tous venus aux Bahamas pour profiter d'une guerre fratricide et du malheur des États-Unis, acheva Malcolm.
La conversation fut interrompue par une brève apparition de Walter Lancey, l'administrateur de l'hôtel. Il se montra chaleureux avec Murray, courtois avec Charles et Mark.
– Nous attendons pour dîner le consul des États-Unis et je tiens à m'assurer que Louis Heiliger, le représentant à Nassau du gouvernement des rebelles, n'est pas dans nos murs. Ces messieurs se
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