Retour à Soledad
Avec des taxes de fret allant de cinquante à quatre-vingts livres sterling par tonne, les armateurs paient leur bateau en deux ou trois voyages !
– Qu'en est-il de la neutralité voulue par la reine Victoria et son Premier ministre ? demanda Ounca Lou.
– Elle s'arrête là où commence ce qu'on appelle déjà, dans le Yorkshire et le Lancashire, la famine du coton. Nous savons, par des marins venant de Liverpool, qu'il y a eu des manifestations d'ouvriers par milliers, privés de travail parce que le coton n'arrive plus aux filatures et que, dans certaines, trois métiers sur quatre sont arrêtés. Loin de s'en prendre aux Nordistes et à leur blocus, ils rendent les Sudistes et l'esclavagisme responsables de la pénurie. À Londres, les radicaux considèrent les États-Unis comme « le phare de la démocratie », et les Confédérés comme « les pires ennemis de la liberté ». Ces gens ont le soutien d'un révolutionnaire allemand réfugié à Londres, Karl Marx, qui, lui aussi, impute à l'« oligarchie de l'esclavage », le chômage qui règne dans l'industrie textile, tant en Grande-Bretagne qu'en France.
– Vous dites cependant que du coton traverse l'Atlantique, émit Charles.
– Encore trop peu, hélas, mais faites confiance à des gens comme lord Simon, Malcolm Murray, les filateurs de Manchester et les banquiers de Londres, pour développer le système qui, peu à peu, se met en place. Ils viennent de fonder l'Anglo-Confederate Trading Company, conclut Tilloy.
Quelques jours après cette conversation, un courrier du commissionnaire en douane de Nassau informa l'ingénieur Desteyrac que les pompes aspirantes destinées à recueillir l'eau douce des trous bleus, commandées trois mois plus tôt dans le New Jersey, étaient arrivées et devaient être promptement dédouanées et enlevées.
– Que Tilloy vous conduise à Nassau pour chercher vos pompes avec l' Arawak . Ramenez aussi l'honorable Malcolm Murray. Il a assez fait la fête au Royal Victoria ! dit Cornfield.
Charles se réjouit de cette escapade avec Mark Tilloy. Cela lui rappellerait l'époque, pas très éloignée, où, célibataire, il allait avec l'officier rendre visite aux hôtesses accueillantes de certaines maisons de Bay Street.
Durant la traversée, le Français apprécia le confort du petit vapeur rapide et sûr et, d'après son capitaine, d'une parfaite docilité au cours des manœuvres. L'océan étant calme et le temps favorable, Charles passa plus de temps sur la passerelle à bavarder avec le commandant que dans sa cabine.
– Notre lord a, je crois, dans l'idée de m'envoyer à Charleston. Avant-hier, en me donnant l'ordre de vous conduire à Nassau et de ramener Murray, il m'a dit, avec ce plissement des paupières qui, chez lui, cache une décision déjà prise : « Trouvez donc à Nassau de la peinture grise. Par les temps qui courent, votre Arawak est un peu trop voyant. Je pense qu'on devrait lui faire une robe plus... passe-partout. » « Du gris des forceurs de blocus, par exemple ? » ai-je demandé pour montrer que je savais où il ne voulait pas encore venir. « C'est un peu ça », a-t-il répondu.
– Il ne va tout de même pas vous envoyer chercher le coton de son cousin Bertie ! s'étonna Charles.
– S'il paie mon round au tarif des forceurs de blocus, je suis partant ! lança Mark en riant.
Jamais, de mémoire de débardeur, on avait vu autant de navires au mouillage dans le large chenal qui sépare New Providence de Hog Island 1 . Des douzaines de bricks, de goélettes, de voiliers bahamiens, de schooners, la plupart vieux routiers du canal des Bahamas ou caboteurs de l'archipel, coques éraflées, peintures lépreuses, mâtures branlantes, voisinaient avec des vapeurs transatlantiques. Dans cette flotte disparate, Desteyrac remarqua des bateaux de fer à roues, bas sur l'eau, longs, étroits, effilés, dépourvus de château, portant des mâts courts et deux cheminées télescopiques « que l'on peut réduire à la hauteur d'un baril », expliqua Mark Tilloy. Peints de la coque à la cheminée de cette affreuse couleur grise dont lord Simon souhaitait habiller l' Arawak , ils ressemblaient à des squales montés des abysses pour respirer en surface.
– Vous voyez là les derniers-nés des chantiers de Birkenhead, spécialement conçus et construits pour forcer le blocus, dit Mark, désignant deux vapeurs
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