Retour à Soledad
saluent, mais ne s'adressent pas la parole. Je crains toujours un incident à cause de ces forceurs de blocus qui approvisionnent les esclavagistes, expliqua l'Américain avant de se diriger d'un pas dansant vers le hall.
– Où en sont vos amours avec la gentille Olivia Lancey ? Vous avez l'air d'être au mieux avec le mari, demanda Charles.
– Puisque nous sommes entre hommes avertis, je puis vous confier qu'Olivia a fait une fausse couche. Lancey, furieux, car innocent bien sûr dans cette affaire, l'a renvoyée chez ses parents, à Boston.
– Puisque nous sommes entre hommes avertis, comme vous le dites, connaîtriez-vous par hasard le responsable ? demanda Charles, insistant avec malice.
– Is pater est quem nuptiae demonstrant 5 , cita Malcolm en riant. Mais cela est sans importance. Passons à la salle à manger, invita-t-il.
L'architecte ayant sa table réservée, les trois amis partagèrent un excellent repas, plus continental qu'exotique : potage crémeux, filets de mérou, selle d'agneau, coupe de fruits rafraîchis, glace à la mangue. Le champagne semblait la boisson obligée de la joyeuse compagnie des dîneurs. Malcolm s'inclina au passage devant de belles femmes très entourées. Taille serrée dans un corset, les unes en robe de soie, décolletée sous canezout de mousseline blanche bordée de dentelle ou châle de cachemire à franges, les autres vêtues d'une jupe ample, dans les tons pastel bleus ou verts, et d'un corsage à manches pagodes. Presque toutes portaient coiffure à la madone – chevelure nette et lisse, séparée par une raie ; les mèches latérales ramenées en coquilles souples sur les oreilles –, chapeautées et gantées à la dernière mode. Pour les hommes, les très habiles tailleurs mulâtres de Nassau avaient déjà copié les modèles de Savile Row. Ils arboraient pour la plupart un sobre habit de drap noir, doublé du même satin, fuschia ou bleu pastel, dont était fait leur gilet ; un pantalon à sous-pieds, une cravate de soie, manchettes et cols amidonnés. Cette assemblée, refusant la traditionnelle garde-robe coloniale vouée au lin et à la toile écrue, recréait, par son élégance et son maintien autour de tables chargées de fine porcelaine, cristaux, couverts et chandeliers d'argent, l'ambiance des restaurants les plus huppés de Londres et de Paris.
Comme Charles, plus que Tilloy, s'étonnait de ce raffinement à l'européenne, Malcolm Murray, baissant le ton, corrigea l'inventaire qu'il avait fait, un peu plus tôt, des nouveaux résidents de Nassau.
– Il ne faut pas croire que tous les forceurs de blocus soient des aventuriers rapaces sans foi ni loi, comme le disent et le font imprimer les gens de Washington. Les meilleurs de ces marins intrépides sont des gentlemen, officiers de la Royal Navy, en demi-solde ou en congé. Je puis citer parmi mes connaissances Charles Murray-Aynsley 6 , peut-être un très lointain cousin. Il est entré dans la marine de Sa Très Gracieuse Majesté en 1835, a commandé un vapeur armé sur la mer Noire pendant la guerre de Crimée. Quand il est à la barre de son Venus , aucun navire fédéral ne peut l'inquiéter. Augusta Murray-Aynsley, sa jeune épouse, tient un salon fort distingué dans une belle maison de Hill Street, où l'on rencontre l'élite des forceurs de blocus comme William Nathan Wrighte Hewett 7 , William Hicks 8 , Hugh Talbot Burgoyne 9 et Augustus Charles Hobart 10 , sans doute le plus téméraire de nos capitaines. On compte aussi, parmi les forceurs de blocus, des marins du commerce comme Robert Halpin 11 , un Irlandais qui commande le Virgin , ou des armateurs distingués tel Thomas E. Taylor 12 , propriétaire de la Joint Stock Company, dotée de capitaux importants. Cette société fait construire et équipe des forceurs de blocus. Taylor préside aussi aux destinées de l'Anglo-Confederate Trading Company, qui gère l'activité de neuf blockade runners et annonce à ses actionnaires – tenez-vous bien ! – des dividendes de deux mille pour cent ! Ce sont ces hommes et leurs épouses qui donnent le bon ton à la société que vous voyez ici, conclut Murray.
– Mais, dites-nous, tous ces officiers de la Navy ou de l'armée, passés au service des Confédérés sous couvert de congés, n'agissent-ils pas avec l'assentiment du gouvernement britannique ? demanda Desteyrac.
– On ne saurait le prouver. Officiellement, leur
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