Retour à Soledad
(Larousse).
3.
Après deux semaines d'absence, lord Simon revint de Nassau rasséréné. Ce qu'il avait vu et vécu dans la capitale l'avait convaincu qu'il fallait soutenir l'activité risquée, coûteuse mais indispensable, des forceurs de blocus. Seuls ces aventuriers, marins expérimentés ayant le goût des entreprises lucratives, étaient capables de sortir le coton américain des États du Sud et de transporter les balles à Nassau où, chargées sur les bateaux de commerce britanniques, elles seraient envoyées à Liverpool. Assurer l'approvisionnement de leurs filatures de la région de Manchester restait le principal souci de Cornfield comme de son beau-frère et associé William Gordon.
– J'ai laissé Murray à Nassau pour organiser nos affaires, dit-il simplement à Charles, venu l'accueillir avec le major Carver à l'accostage de l' Arawak .
Le soir même, les Desteyrac eurent par Mark Tilloy, comme souvent invité à Valmy, un compte rendu plus détaillé du séjour de lord Simon.
– Notre lord s'est entendu à Nassau avec un certain Lewis Grant Watson, représentant de la firme britannique Alexandre Collie and Co., engagée dans toutes les entreprises des forceurs de blocus. Sur le conseil de son cousin Bertie III, dont tous les fils et gendres sont dans l'armée sudiste, Cornfield a aussi pris des intérêts dans la société Fraser, Trenholm and Co., de Charleston et Liverpool. Le représentant de cette firme à Nassau, Jean-Baptiste Laffite, que Murray avait déjà rencontré, vient de New Orleans et serait un descendant de Pierre Laffite, frère du fameux pirate français Jean Laffite. Ce Laffite, très homme du monde, charmant causeur, habile en affaires, occupe dans la société une position de premier plan. Il est reçu chez le gouverneur et dans toutes les bonnes familles. On le dit représentant officieux mais actif du gouvernement confédéré.
– Il y a en effet des commissaires confédérés à Londres et Paris. Mais pourquoi Nassau ? demanda Charles.
– Parce que Jefferson Davis a découvert que les approvisionnements de l'armée sudiste sont contrôlés par quatre ou cinq spéculateurs de Richmond qui touchent de quatre à dix dollars sur chaque kilo de marchandise importée. D'où l'envoi de Laffite à Nassau et les accords passés avec des firmes anglaises sérieuses, pour décourager les intermédiaires cupides. Tout cela ne plaît guère au consul des États-Unis. Non seulement ce brave homme s'étonne d'un afflux tout a fait inhabituel de bateaux de commerce sous pavillon britannique, mais il voit aussi s'empiler, sur les quais et dans des entrepôts nouvellement construits au bout de Bay Street, des milliers de balles de coton. En revanche, c'est hors de sa vue, dans les baies tranquilles des îles voisines, que les bateaux qui ont apporté tout ce coton chargent les armes, munitions, médicaments et fournitures de toute espèce que les navires marchands anglais transportent pour les sécessionnistes.
– Cela s'apparente plus au troc qu'au commerce ! remarqua Charles.
– En apparence seulement, car tout est payé en livres sterling ou en dollars. Mais il est vrai que les bateaux des forceurs de blocus arrivent à Nassau avec deux mille balles de coton et repartent pleins de fournitures et de denrées rares dont le Sud a besoin. Croyez-moi ou non, j'ai vu dans l'avant-port une bonne centaine de bateaux montés par des marins intrépides, la plupart anglais, dont certains sont en train de faire fortune.
– Faire fortune ! s'étonna Charles.
– Pour un aller et retour Charleston-Nassau, ou Wilmington-Saint George, aux Bermudes, un capitaine touche cinq mille dollars, dont la moitié au départ. Le premier officier perçoit mille cinq cents dollars, le second sept cent cinquante, le chef mécanicien deux mille cinq cents, les marins deux cents, plus une prime de cinquante dollars si tout se passe bien. Quant aux pilotes, indispensables dans les approches des ports sudistes, ils reçoivent trois mille cinq cents dollars par vacation.
– Diable ! Comment les armateurs peuvent-ils payer de pareilles soldes ? s'étonna Charles.
– Parce que leurs profits sont énormes. Mille balles de coton livrées à Liverpool valent deux cent cinquante mille dollars, mon ami. Et tous les marins engagés dans le franchissement du blocus, du commandant au simple matelot, peuvent commercer pour leur propre compte.
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