Rive-Reine
reconnaissait-il, amer et résigné. Tout en affichant un grand mépris pour la masse de ses contemporains, « les nombreux », ainsi qu’il nommait le peuple par atticisme, il regrettait de ne pas s’être intégré à la société huppée, aux familles patriciennes de la ville haute, dont il instruisait brillamment les rejetons. Aussi considérait-il qu’il avait échoué comme poète, comme philosophe et comme professeur, n’étant ni publié ni membre de l’Académie, olympe intellectuel, dont son irréligion et sa liberté de langage lui interdisaient l’accès. Ergoteur, timide, coléreux, doué d’une éloquence mordante, il devenait, à l’occasion, capable d’un mouvement d’audace, surtout après boire, et de cela les Métaz avaient fait l’expérience.
On le voyait souvent à la Société de Lecture, feuilletant revues et journaux étrangers, car, à l’aise dans une demi-douzaine de langues et au fait de toutes les nouveautés littéraires, philosophiques et politiques, il comparait et analysait avec rigueur les événements, souvent rapportés par les journalistes en termes contradictoires.
Dans le vieil hôtel de la rue de la Cité, il rencontrait des érudits célèbres et eût pu se lier avec quelques-uns d’entre eux, gens de bonne compagnie et sans pédanterie, mais il les fuyait, craignant de ne pas être considéré à sa juste valeur par ces intellectuels, qui jouissaient d’une réputation européenne et d’une position sociale reconnue, tant à Genève qu’à Paris et Londres.
Étienne Dumont, l’ancien secrétaire de Mirabeau et de Bentham ; Marc-Auguste Pictet et son frère, Charles Pictet de Rochemont, fondateurs de la Bibliothèque universelle des sciences, belles-lettres et arts, qui publiait des articles de Sainte-Beuve ; Augustin Pyrame de Candolle, premier botaniste d’Europe ; le jeune Arthur-Auguste de La Rive, élu à vingt-deux ans professeur de physique à l’Académie ; Butini, le médecin des célébrités ; Pellegrino Rossi 8 , un ancien carbo naro, professeur de droit pénal, premier enseignant catholique et libéral accepté à l’Académie ; Jean Charles Léonard Sismonde de Sismondi, agronome, écrivain, historien, économiste ; Frédéric Lullin de Châteauvieux, agronome et fin mystificateur, auteur du Manuscrit venu de Sainte-Hélène d’une manière inconnue , qu’on avait, un moment, attribué à Napoléon, lors de sa publication en 1817 ; Charles Victor de Bonstetten, écrivain raffiné, ancien bailli de Nyon, qui, à soixante-dix-huit ans, parcourait les routes romandes à bord de son char genevois 9 . Tous auraient cependant accueilli avec bienveillance les avances de Martin Chantenoz. Pédagogue réputé, de qui les élèves répétaient les aphorismes et récitaient les vers, Martin bénéficiait, sans le savoir, de l’estime un peu craintive que l’on porte à ceux qui mènent une vie discrète et négligent tout protocole social. Seuls les étudiants qui l’approchaient ou recevaient son enseignement pouvaient l’apprécier, car Martin se tenait à l’écart des cénacles et refusait d’entrer dans le circuit où mondanités, religion, politique, littérature, sciences se mêlaient pour générer le courant consensuel, seul capable de propulser jusqu’à la chaire convoitée un candidat à l’Académie.
Forteresse savante du pouvoir établi – la moitié du corps professoral siégeait au Conseil consultatif sur les bancs conservateurs –, héritière d’une tradition scientifique qui avait fait la notoriété de Genève au xviii e siècle, l’Académie restait, avec l’État et l’Église, en dépit de quelques timides avancées libérales, une des forces maîtresses du destin genevois.
Axel enrageait de voir Chantenoz hors de ce corps d’élite où il avait sa place. Les yeux fatigués, les vêtements mal entretenus, le logement inconfortable, la façon de se nourrir déplorable de son mentor mettaient le jeune homme mal à l’aise. Il espérait que l’Académie de Lausanne appellerait bientôt le professeur Chantenoz, puisque celle de Genève ne le sollicitait pas. À moins que Pierre-Antoine Laviron, un des plus sûrs soutiens et bailleurs de fonds du parti au pouvoir, ami des dirigeants de la vénérable Compagnie des pasteurs – il avait l’insigne honneur de passer la crussollette 10 lors des célébrations marquantes à Saint-Pierre – ne pût utilement intervenir en faveur de
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