Rive-Reine
Juliane.
En quittant Axel, elle se promit de parler à son père de cet étrange professeur, qui, croyant lui tourner un compliment, avait dit : « La véritable aristocratie ne tient pas à la naissance mais à l’intelligence. » Genre de propos qui eût plu à Anicet.
Dans l’éventail des distractions de la bonne société genevoise, les bals tenaient une place importante. Ils étaient si fréquents que le Conseil représentatif avait pris un arrêté interdisant tout divertissement après minuit. C’est pourquoi, dès onze heures et demie de la nuit, on croisait, dans les rues de la ville, des attelages pressés et des groupes de piétons élégamment vêtus, qui se hâtaient, en riant et le verbe haut, vers leur domicile. La Cloche des heures égrenant du haut de la tour septentrionale les douze coups de minuit rendait Genève au silence.
Les grandes familles de la ville haute se devaient de donner, une fois l’an, une soirée dansante, à laquelle étaient invités toutes les demoiselles à marier de leur cercle et les jeunes gens susceptibles de faire des époux convenables. Au cours de l’hiver 1823-24, Axel Métaz s’était dérobé à l’invitation de M me Laviron qui donnait un bal pour Juliane et ses amies. Il ne tenait pas à figurer au milieu des rejetons des familles patriciennes, tel un célibataire de second choix en quête d’une épouse. Juliane avait été un peu déçue par sa dérobade, surtout en apprenant, quelques jours plus tard, que M. Métaz avait été vu au bal de l’Exercice de l’Arquebuse 16 , en compagnie de jeunes juristes et de charmantes demoiselles de la bourgeoisie libérale. L’Exercice de l’Arquebuse maintenait les vertus patriotiques et organisait, chaque année, un concours de tir très couru. Son bal passait pour le plus huppé de la saison d’hiver. Axel y avait été convié en tant que fils de Guillaume Métaz, membre à vie de l’honorable compagnie des arquebusiers.
Plutôt qu’assister aux bals de la ville haute, le Vaudois préférait les bals lausannois, où il retrouvait, dans un milieu social et intellectuel qui valait bien celui de Genève, d’anciens camarades d’études devenus professeurs, pasteurs, notaires, banquiers, magistrats ou fonctionnaires cantonaux.
Le jour où il avait appris, au café Papon, que les patriciens genevois venaient de donner une redoute où n’avaient été invitées que les dames entre trente et quarante ans, il s’était gaussé, avec Chantenoz, de cette initiative. On racontait que M. de Candolle, qui taquinait la muse mondaine, avait produit à cette occasion une chanson sur l’air du Ventru , de Béranger, et qu’on se répétait cette œuvrette sous les lustres de la rue des Granges. Axel ne s’en étonna guère. Il savait déjà que le savant, maintenant âgé de quarante-six ans, se plaisait, à la fois respectueux et enveloppant, dans la compagnie des femmes. Lors d’un bal à La Tour-de-Peilz, chez M. Martin de La Tour, au cours de l’été précédent, le botaniste avait dédié, sous le titre Cinq Roses , un impromptu à cinq jolies femmes. Une sixième, un peu médisante et sans doute vexée de n’avoir pas été comparée à la plus belle fleur, avait susurré à Élise Ruty et à Charlotte en parlant des élues : « Pas étonnant : elles sont toutes branchées sur le même rosier ! » On s’était empressé d’interpréter de façon grivoise ce clabaudage et beaucoup s’interrogeaient, depuis, pour tenter d’identifier un rosier aussi vivace !
Si Axel Métaz fuyait les bals, il ne manquait pas l’occasion d’assister aux concerts, quand ceux-ci coïncidaient avec sa présence à Genève. Il applaudit, comme tous les mélomanes, à la création de la Société de musique fondée par cinq amateurs genevois, MM. Marc-Auguste Pictet, Henri Boissier, Charles de Constant, Jean-Louis du Pan-Sarrazin et Ferdinand Janot. Comme M. Laviron soutenait de ses deniers cette entreprise, Axel accompagna la famille du banquier lors du concert inaugural, donné le 30 janvier 1824 dans la salle de l’hôtel du Musée. Les soixante musiciens, dirigés par le chef allemand Timothée Schencker, interprétèrent, entre autres morceaux, une symphonie de Mozart, l’air de la Création , de Haydn, un trio de Rossini et l’ouverture de l’Amour conjugal , de Mayer. Cette manifestation musicale connut un tel succès qu’une société immobilière fut bientôt
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