Rive-Reine
visita les îles de la lagune. Ils tirèrent ensemble le canard à Pellestrina – le comte vendait le produit de leur chasse aux restaurants – et obtinrent, faveur insigne, de visiter sur l’île San Lazzaro, domaine des moines arméniens venus avec l’abbé Mekhitar en 1716, la belle bibliothèque où lord Byron venait étudier la langue des religieux exilés. Les verriers de Murano, pareils à des génies infernaux au souffle magique, se disputèrent l’honneur de transmuer, pour l’ami du comte, une pâte informe en coupe précieuse. À Burano, Axel acheta, à de jolies dentellières, des napperons et une aumônière qu’il fit envoyer à sa sœur, Blandine. Malorsi l’entraîna un soir chez un vieux copiste, qui peignait des faux Canaletto pour les visiteurs, en déplorant que les quarante-trois plus belles toiles de l’artiste soient devenues propriété du roi d’Angleterre. Certains jours, le comte ayant ses entrées chez les nouveaux riches et les banquiers juifs, qui occupaient maintenant les nobles demeures des patriciens ruinés par les guerres ou les vices, obtenait de montrer à son protégé, dans tel ou tel palais, des fresques profanes, peintes par ces mêmes artistes vénitiens dont les saintes madones et angelots fessus ornaient les églises. Ébloui par ces femmes nues, lovées ou alanguies dans des poses lascives, par ces chairs lumineuses, ces bustes amples, ces cuisses lourdes, ces chevelures blondes, Axel demanda si les Vénitiennes du moment étaient aussi belles que ces modèles d’autrefois.
– Ce sont leurs sœurs que vous croisez sous les Procuratie, mon ami ! Aussi belles et aussi voluptueuses ! Vous aurez, j’espère, bientôt l’occasion d’en juger par vous-même, ajouta Ugo, un éclair malicieux dans l’œil.
Certains jours, le jeune homme préférait déambuler seul à travers campi et calle . Il visitait des églises, s’asseyait dans la pénombre, devant des tableaux plus édifiants que ceux des palais. Las et rassasié d’œuvres d’art, il entrait dans une trattoria pour se restaurer. Il goûta ainsi tous les poissons de la lagune, engloutit des assiettées de macaroni à la mode napolitaine, se rafraîchit d’angouri, sorte de citrouille, et de melon d’eau. Un soir, au bord d’un rio , il entreprit une lavandière et vérifia l’assertion de Malorsi suivant laquelle « une bouteille de chianti fait sauter les verrous de la pudeur ». Un matin, alors qu’il circulait à bord de la gondole de Berto, il vit sur un pont enjambant le rio Cassiano des femmes qui, sans la moindre gêne, présentaient leurs seins nus et leur ventre aux passants.
– Comme il y a beaucoup de travestis à Venise, les autorités permettent, sur ce pont, que nous appelons ponte delle Tette 3 , à toutes les femmes de prouver leur féminité en se dénudant. Ainsi, pas de tromperie possible, expliqua avec sérieux le gondolier.
Axel ayant eu, au cours de ses sorties nocturnes, quelques algarades verbales et empoignades avec des quémandeurs agressifs ou de jeunes bourgeois avinés, le comte Malorsi lui conseilla d’apprendre à se servir d’un pistolet et d’une épée.
– À Venise, on se trouve facilement avec un duel sur les bras. Mieux vaut, ce jour-là, ne pas être pris au dépourvu. Le capitaine d’artillerie Giacomo Alboretti est un excellent maître d’armes. En dix leçons vous serez apte à expédier votre homme, par lame ou plomb.
Les leçons furent profitables, car Axel prit goût à l’escrime et sut très vite esquiver, pointer, toucher au bon endroit. Quant au tir, il prouva à l’artilleur que tout Vaudois chasseur de chamois sait faire mouche, aussi bien à la carabine qu’à l’arme de poing. Le maître d’armes, maintenu dans ses fonctions par le commandant autrichien, se vanta d’avoir formé en quelques jours le jeune Suisse. Jusque-là, d’après Ugo Malorsi, le seul exploit de l’artilleur avait été, au mois de mars précédent, d’exterminer à coups de canon un éléphant échappé d’un cirque.
Le récit d’Alboretti parut incroyable au Vaudois, mais le comte confirma son dire.
En mars, un pachyderme appartenant à une Française, M lle Garnier, s’était évadé de l’enclos où sa propriétaire le montrait au public. Après avoir tué son cornac, l’éléphant, gambadant sur les quais, avait dévasté l’étal d’un marchand de fruits, avant d’entrer dans une église, d’où il
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