Rive-Reine
automnale, des vestiges de tours dressaient leur silhouette médiévale.
– Au temps de leur jeunesse, Goethe et le grand-duc chassaient dans ces halliers. Le théâtre, la chasse et, l’hiver, le patinage sur la rivière gelée constituaient, je crois, les seules distractions.
– On peut s’étonner qu’un homme de génie, curieux de tout, avide de rencontres, prompt à se comparer aux célébrités de l’époque, ait eu le courage de rester ici pendant tant d’années, pour s’occuper de routes, d’impôts et d’une armée d’opérette, observa Axel.
– N’oublie pas qu’avant d’être conseiller secret et Premier ministre, Goethe fut l’instructeur choisi par Charles-Auguste. Quand il arrive à Weimar, en 1775, l’élève, déjà marié, a dix-huit ans, le maître vingt-six. Les deux se comportent comme des étudiants en vacances, courent la campagne, lutinent les filles d’auberges, font des farces, allant jusqu’à murer la porte d’une naïve gouvernante, jouent aux fantômes souffleurs de bougies. Et cette affectueuse complicité subsiste encore, car j’ai lu dans une gazette que, lors du jubilé du grand-duc, il y a quelques semaines, Goethe lui a dit en le félicitant : « Ensemble, jusqu’au dernier souffle ! » Peut-on être plus fidèle à l’ami ?
– N’est-ce pas une forme de courtisanerie ? Après avoir participé aux espiègleries d’un prince et conduit, pour sa plus grande gloire, le gouvernement, pareille déclaration me semble flagorneuse ! remarqua Axel.
– Goethe est sincère. Il n’a jamais été courtisan. Il a tout de suite aimé le grand-duc et voulu faire de ce jeune étourdi jouisseur le grand souverain d’un petit État. Il y est parvenu avec brio. Ce rejeton des Saxe-Weimar, qui jetait sa gourme il y a un demi-siècle, admirait l’auteur de Werther , promu chef de file du Sturm und Drang , expression que l’on ne traduit qu’imparfaitement en français par tempête et élan.
Devant l’air interrogateur d’Axel, Chantenoz, comme autrefois, lors des leçons données à Rive-Reine à l’adolescent, développa son commentaire :
– Sturm und Drang est le titre d’une tragédie de Frédéric Maximilien Klinger, créée à Leipzig en 1777, dont l’action se déroule pendant la guerre de l’Indépendance américaine. Ce fut sans doute en Allemagne la première manifestation théâtrale de ce qu’on appelle, de nos jours, le romantisme. La jeunesse d’alors se fit un drapeau du titre de la pièce, pour définir sa révolte contre la société du xviii e siècle, qui contrecarrait, par ses tabous et ses lois, les désirs cachés et les aspirations profondes, parfois inavouables, de la nature humaine. Le mouvement, auquel Goethe apporta son appui avec Werther , prônait la suprématie des sentiments sur la raison, entendait libérer les forces créatrices des conventions étouffantes et voulait en art, comme dans la vie quotidienne, que l’inédit, l’original, l’audacieux s’imposât sans tenir compte des coutumes et traditions.
– Votre savoir m’étonnera toujours, professeur. Est-ce une nouvelle philosophie ? demanda Axel.
– Plutôt une nouvelle attitude des artistes par rapport aux conventions. Sturm und Drang a marqué, pour une génération, la reconnaissance du démon intérieur tapi chez l’homme éduqué. Et Goethe, déjà ministre de Charles-Auguste, a démontré que son propre démon intérieur, sensuel et libertin, ne manquait pas de courage. En 1788, il choisit pour compagne Christiane Vulpius, une petite ouvrière en fleurs artificielles, inculte, un tantinet vulgaire, mais terriblement aguichante. Il l’installa dans sa maison et lui fit des enfants, dont un seul survécut, cet Auguste, aujourd’hui âgé de trente-six ans, que nous verrons sans doute. Mieux encore, il imposa aux potineuses de Weimar, dix-huit ans avant de l’épouser, la voluptueuse concubine qu’il nommait « petit trésor érotique », « puce de lit » ou « odalisque à usage domestique » !
– Aimer sans honte est l’honneur de l’homme, reconnut Axel, pensant à Adrienne, dont le démon intérieur manifestait hautement ses exigences ! Mais, ajouta-t-il, comment Goethe a-t-il concilié ses fonctions officielles avec pareille indépendance d’esprit ?
– Sans effort, Axel, car il ne confond pas liberté et anarchie. Les beaux esprits et les démagogues lui ont assez
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