Rive-Reine
auprès d’une vieille connaissance. Aussi évoqua-t-il sans réticence sa vie au bord du Léman, ses vignes, ses barques, ses entreprises, Lausanne, Genève, le pays d’En-Haut. Zichy lui servit elle-même un thé amer, tiré d’un grand samovar d’argent, où chaque femme venait remplir sa tasse entre deux bouffées de pipe. Tout en parlant, le Vaudois détaillait le décor insolite de la pièce.
Les lambris d’acajou, qui couvraient les cloisons du sol au plafond, étaient incrustés de grandes fleurs d’argent, de roseaux d’or, de papillons, d’oiseaux découpés dans des plaques de jade, de lapis-lazuli, de citrine, d’opale. Le plumage multicolore de certains oiseaux de paradis empruntait des couleurs à des pierres dures et métaux précieux inconnus du jeune homme. Sous le plafond à caissons octogonaux, aux tons vifs, et dans la clarté frémissante des lampes à huile, faites de conques peintes, coiffées d’abat-jour de cristal coloré, la somptueuse marqueterie des murs s’animait, devenait vivante. Oiseaux et papillons allaient prendre leur vol dans une atmosphère d’arc-en-ciel.
Non moins étranges étaient les serviteurs, qui passaient les plateaux surchargés de fruits confits, de loukoums, de minuscules oranges amères, bourraient les pipes des dames, disposaient des coussins sous les reins de l’une, sous les jambes de l’autre. Torse et pieds nus, le haut du visage dissimulé par un loup de velours, ils vaquaient, portant pour seul vêtement un ample pantalon bouffant. Leur chevelure opulente, noire, aux mèches bouclées, luisantes de graisse, ressemblait à celle des femmes qui entouraient Zichy. Certains de ces serviteurs imberbes présentaient des seins gonflés aux aréoles roses. « Sont-ils mâles graciles ou puissantes femelles ? » se demanda Axel, qui vit chez ces êtres des Tsiganes hermaphrodites.
Les compagnes de la mère d’Adriana étalaient, en revanche, leur féminité avec ostentation. Sous les soieries et les mousselines, Axel devinait des corps libres, des chairs lisses, des bustes marmoréens, des ventres bombés, des tailles fermes, de longues jambes. À chaque mouvement, sequins, colliers, bracelets, boucles d’oreilles tintinnabulaient. Les chapelets de clochettes d’or, retenues aux chevilles de ces odalisques par des rubans, reproduisaient, dès que l’une d’elles faisait un pas, le son aigrelet des carillons des crèches. Des brûle-parfums dispensaient des senteurs aromatiques, lourdes, pénétrantes. Sur des tables basses à marqueterie d’ivoire gisaient les pions de la partie d’échecs interrompue par l’arrivée du visiteur.
Dans cette ambiance théâtrale, digne de la Flûte enchantée , Zichy de Tilna apparut à Axel tel un avatar oublié de la Reine de la nuit.
La Tsigane n’aimait pas la Suisse.
– J’ai passé pour la première fois le Grand-Saint-Bernard quand j’avais huit ans, dans la roulotte de mes parents. On nous avait chassés de Lombardie et nous voulions aller en France. Chaque fois que nous nous arrêtions dans un village du Valais ou du pays de Vaud, les paysans nous sommaient de déguerpir. Même en payant le pain et les œufs au prix fort, nous ne pouvions en obtenir. Les Suisses sont des gens méfiants, qui n’aiment pas l’étranger et encore moins le nomade.
Axel en convint, mais expliqua que, les temps ayant changé, Genève et Lausanne accueillaient beaucoup de proscrits italiens, grecs et français.
– D’ailleurs, Adrienne le sait bien, conclut-il.
Sans relever la remarque d’Axel, la Tsigane évoqua sa vie vagabonde, se complut au récit de ses aventures de comédienne ambulante et confessa, en riant, qu’Adrienne n’avait pas été le seul fruit de ses délassements d’après représentation !
– Mais Adriana est la seule que je reconnais comme ma fille. La seule capable et digne de me succéder. C’est plus qu’une femme. Elle doit en partie son allant, sa volonté, son audace et son courage à votre commun père. Si Fontsalte et moi avions autrefois produit un garçon, je ne l’aurais pas abandonné, car c’eût été un grand seigneur, un grand bandit ou un saint !
Une violente quinte de toux interrompit ces confidences et l’un des serviteurs se précipita pour présenter un petit verre empli d’une liqueur verte au Bulebassa. Zichy avala d’un trait le breuvage et la toux cessa.
– Liqueur de vipère, remède souverain
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