Rive-Reine
s’élancèrent sur leurs propres traces sans hésiter. Les clameurs des odalisques déçues se perdirent bientôt dans l’air glacé. Axel enfourcha le cheval qu’il s’était réservé, faute de guides, saisit sa crinière et le força à descendre la pente enneigée jusqu’au chemin. Il mit alors sa monture au galop et, après une brève course, entra dans le village où, contrairement à ce qu’il redoutait, son bizarre accoutrement n’éveilla aucun étonnement. Il trouva sans difficulté l’auberge, un vestige de la splendeur des seigneurs de Koriska. Ces derniers y logeaient leurs invités de seconde catégorie, qui ne trouvaient pas place au château. La première personne qu’aperçut le Vaudois fut Chantenoz, qui lisait près de la cheminée. L’air froid s’engouffrant dans la salle déserte fit lever la tête au professeur. À la vue de son ancien élève, il laissa tomber son livre et se dressa, ébahi.
– Tudieu, Axel, quelle tenue ! De la zibeline ! J’avais tort de m’inquiéter pour toi ! On t’a gâté…
Le jeune homme interrompit ce flot de paroles, dictées par l’émotion.
– J’ai été gâté, en effet ! Mais vous n’imaginez pas de quelle façon, Martin. Où sont nos cochers ? Nous devons quitter ce pays au plus vite. Je vous raconterai, mais filons, avant que les moines ne nous trouvent !
– Les moines ! Quels moines ? dit posément Chantenoz.
– Ceux à qui j’ai pris ce froc, dit Axel, se débarrassant de son poncho de fourrure.
– Tudieu, les jambes nues par ce temps, Axel ! Mais le propriétaire de ce froc est un nain… et qui ne doit pas se laver tous les jours, fit le professeur percevant, avec une moue de dégoût, l’odeur de suint de la bure.
– Plus tard, Martin. À plus tard les explications. Pendant que je m’habille décemment, faites atteler, payez l’aubergiste et partons ! Nous rentrerons par Vienne et la Bavière, qui sont des pays civilisés. Vite, agissez !
Ils allèrent, d’une traite, jusqu’à la capitale de l’empire d’Autriche, par la mauvaise route qui, à partir de Gottwaldov 2 , suit la rivière Morava jusqu’à Bratislava 3 , où elle se jette dans le Danube. Axel ne redevint lui-même qu’après qu’ils eurent franchi la frontière. C’est à Vienne, dans un hôtel confortable et devant un bon souper, que le jeune Vaudois accepta, enfin, de faire à Chantenoz le récit intégral de son aventure. Devant les cochers Armand et Franz, il n’en avait donné qu’une version édulcorée, tendant à faire passer son séjour pour agréable. Chantenoz s’amusa beaucoup de la farce de saint Pertinent et se passionna à l’évocation de la fonderie des faux moines, esclaves de la mère d’Adrienne.
– Cette dame serait, d’après toi, dans son lupanar baroque, la première receleuse du monde occidental, commenta-t-il.
Axel trouva ce titre justifié.
– C’est à Koriska, en effet, que le butin des voleurs, des bandits de grand chemin, des flibustiers, des pilleurs révolutionnaires d’églises et de châteaux, trouve son aboutissement. Les plus belles pièces, parfois œuvres des orfèvres des siècles passés, deviennent lingots anonymes. Frappés à l’estampille de saint Pertinent, dont l’existence reste à prouver, ces métaux précieux sont vendus aux bijoutiers et joailliers d’aujourd’hui, pour le plus grand profit de certains. Adrienne donne, bien sûr, à entendre que la fonderie de Koriska réhabilite et purifie le produit des vols sordides et des crimes, puisque l’or, le platine et l’argent de saint Pertinent servent à financer la guerre secrète des terroristes, la subsistance des proscrits et l’armement des citoyens en rébellion contre leurs tyrans.
Le lendemain, Axel convainquit les deux cochers de Weimar de conduire leur berline jusqu’à Munich, d’où ils pourraient rentrer en Thuringe aux frais d’un employeur qui avait été pleinement satisfait de leurs services. Trois jours plus tard, dans la capitale de la Bavière, les Suisses n’eurent aucun mal à trouver un postillon allemand, qui les conduisit jusqu’à Zurich, où Axel prit lui-même les rênes pour la dernière étape. Les voyageurs arrivèrent à Lausanne, sous la neige, le 8 décembre.
Axel Métaz fut bien aise de retrouver son pays de Vaud, tel qu’il l’avait quitté près de deux mois plus tôt. Les timides flocons de neige qui, mollement,
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