Rive-Reine
tombaient sur le lac immuable se dissolvaient dans l’eau grise comme se dissoudraient dans le temps les nouvelles désillusions, inscrites dans le Registre des rancunes par l’amant déçu d’Adrienne.
En se remémorant ses rares rencontres avec la Tsigane, peu à peu, la honte le gagna. Pas seulement parce qu’il avait sciemment transgressé, à la manière byronienne, la morale chrétienne, fondement de sa foi, mais parce qu’il se sentait intimement floué, vaincu, sali, par une passion portée par le plaisir charnel.
Dès lors qu’il avait eu, à Venise, la révélation de l’inceste commis dans l’ignorance, il eût dû renoncer aux étreintes de sa demi-sœur. Axel avait longtemps cru Adrienne, honnête libertine, ignorante, comme lui, de leurs liens de sang, jusqu’à la fin de leur première nuit vénitienne. Maintenant qu’il la connaissait mieux, avait souffert de sa perversité, devinait sa malignité sans toujours éventer ses ruses, il était persuadé du contraire. Elle avait su, dès le premier regard, que le jeune étranger invité de la princesse Tavelli était son demi-frère à l’œil vairon. Sans doute, même, avait-elle appris, par son réseau d’espions privés, qu’un jeune homme à l’étrange regard la cherchait dans tout Venise… N’avait-elle pas ri très fort quand, à Koriska, il s’était risqué, naïf, à poser la question ?
Le charme de Circé rompu, Axel conservait encore à Adrienne la lucide tendresse et le franc dévouement d’une amitié amoureuse qui valait bien une fallacieuse passion.
Au cours du long voyage, que Chantenoz qualifiait maintenant d’initiatique, le Vaudois avait accédé à la maturité du cœur et de l’esprit.
1 Cité par Richard Holmes dans Shelley, the pursuit , Weidenfeld & Nicolson, Londres, 1974. Ouvrage publié en France sous le titre Percy Bysshe Shelley , traduit de l’anglais par Robert Davreu, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1990.
2 Anciennement Zlín. Ville natale du cordonnier Tomáš Bat’a (1876-1932), fondateur de la manufacture de chaussures du même nom.
3 Anciennement Pressburg.
6.
En avril 1826, dans le temps de Pâques, les Fontsalte donnèrent une grande réception à Beauregard, en l’honneur de la marquise de Fontsalte, née Marie-Adélaïde des Atheux. Portant allégrement ses soixante-huit ans, la mère de Blaise avait tenu à faire le voyage de Lausanne « pour se donner une idée du pays de sa belle-fille ». Cette femme, qui n’avait jamais quitté ses terres du Forez, fut aussitôt séduite, en ce printemps précoce, par le décor harmonieux du pays de Vaud. Grande lectrice de Stanislas de Boufflers, elle vit le Léman tel que le chevalier l’avait décrit dans une lettre à sa mère, à la fin du xviii e siècle : « … une jatte de soixante lieues de tour, remplie de l’eau la plus claire que vous ayez jamais bue, qui baigne d’un côté les châtaigniers de Savoye, et de l’autre les raisins du pays de Vaud. »
La bonne société lausannoise, portée à la nostalgie des mœurs policées de l’Ancien Régime, mais d’esprit plus libéral que conservateur, accueillit la marquise, veuve d’un héros de la guerre de l’Indépendance et mère d’un général d’Empire glorieux, avec une déférence teintée de cordialité chaleureuse.
Geneviève Rudmeyer, la mère de Charlotte, venue d’Échallens, chanta devant la marquise de Fontsalte les louanges de Blaise, gendre bon chrétien, prévenant, réfléchi et distingué. Elle avait évacué sans effort le souvenir du protestant Guillaume Métaz, premier mari de sa fille.
Bien que Marie-Adélaïde, catholique imbue des idées généreuses de la Révolution, défendues parfois maladroitement par son défunt mari, eût trouvé M me Rudmeyer un peu trop bigote, pompeuse et conservatrice, les deux grand-mères sympathisèrent. Elles se réjouirent, dès le premier contact, du bonheur tardif de leurs enfants.
Lors d’un bref séjour chez Axel, à Rive-Reine, la douairière forézienne, au port altier, douée de l’exquise simplicité de la vraie noblesse, parodia Boufflers en disant : « Je vais dans toutes les sociétés ; je suis écoutée et admirée de beaucoup de gens qui ont plus de sens que moi, et j’y reçois des politesses que j’aurais tout au plus à attendre du Forez. »
Le cirque lumineux des monts encore enneigés, les Vaudois, paisibles
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