Rive-Reine
l’imaginer, en regardant ce grand corps sec, exposé face au lac où la lune et les constellations posaient un ostensoir d’or.
Sa méditation fut interrompue par l’arrivée de Louis Vuippens.
– Il n’a pas souffert, cela se voit à ses traits, dit le médecin, après un bref examen.
– Et de quoi est-il mort, à ton avis ? demanda Axel.
– Ah ! comme aurait dit modestement le vieux docteur Tissot, Simon Blanchod a succombé « à une extinction de nature ».
Tout Vevey défila à Rive-Reine « plaindre le deuil », suivant l’expression locale, car on ne connaissait pas au défunt d’autre famille que les Métaz. Après le culte à Saint-Martin, le vigneron fut inhumé, tout en haut du cimetière pentu qui, derrière l’église, jouxtait les vignes. Les carriers de Meillerie taillèrent pour lui une belle dalle, bien lisse, sur laquelle Axel fit graver : « Simon Blanchod. 1749-1826. Vigneron émérite. »
Cette année-là, les vendanges se déroulèrent sous la pluie et sans vraie jouissance. Lors du ressat traditionnel, on remarqua, à la droite d’Axel Métaz, un vieux chapeau de vigneron posé sur une chaise vide devant un couvert mis. Chacun, du pasteur à Nanette Bonnaveau, qui récita un poème, évoqua le souvenir de l’homme qui s’était absenté, quelques semaines plus tôt, aussi discrètement et courtoisement qu’il avait vécu.
La disparition de Simon obligea Axel Métaz à consacrer plus de temps au vignoble et aux affaires. Les escapades à Genève se firent rares et les séjours à Lausanne moins fréquents au commencement de l’année 1827. En revanche, une correspondance régulière s’établit entre Axel et Juliane Laviron. Axel y prit goût, considérant égoïstement que cette relation épistolaire lui permettait de converser avec l’amie genevoise, toujours au fait des événements et cancans de la grand-ville. C’est ainsi que la jeune fille apprit à son ami que la loterie des tableaux, à laquelle ils n’avaient gagné ni l’un ni l’autre, rapportait au comité philhellène de Genève 10 031 francs.
Entre le 4 septembre 1825 et le 31 décembre 1826, les comités suisses, dans leur ensemble, avaient collecté pour les malheureux Grecs 108 158,69 francs, dont 60 000 francs recueillis à Lausanne. M. Jean-Gabriel Eynard avait cependant fait observer à M. Laviron que les Prussiens s’étaient montrés les plus généreux en réunissant 300 000 francs. 35 000 francs étaient venus de Bruxelles, 20 000 de La Haye et le duc d’Orléans avait fait un don personnel de 10 000 francs.
« Avec tout cet argent, précisait Juliane, dévouée à la cause grecque que soutenait financièrement son père, nous allons pouvoir racheter aux Turcs des prisonniers chrétiens réduits en esclavage et faire parvenir aux trente mille Grecs qui ont trouvé refuge dans le dénuement à Calamos de la farine, des biscuits, du fromage, du maïs, des médicaments, mais aussi du plomb, pour fondre des balles qu’ils décocheront à leurs vilains tourmenteurs. »
M lle Laviron rejoignait Blaise de Fontsalte et Claude Ribeyre de Béran pour regretter avec eux l’attitude du gouvernement de Charles X, « qui fait, comme beaucoup de Français, plus de discours que de gestes », avait-elle écrit. Le comte de Villèle, président du Conseil, qui venait, en avril 1827, de dissoudre la Garde nationale et de rétablir la censure, avait, en effet, refusé tout crédit pour le rachat des captifs grecs sous prétexte qu’il ne fallait pas compromettre l’action des cabinets, engagés dans des négociations, et surtout ne pas perdre l’amitié de la Turquie, en aidant les chrétiens. À cela, Alexis de Noailles, ancien aide de camp de Bernadotte devenu ministre d’État de Louis XVIII et maintenant aide de camp de Charles X, avait répondu, fort à propos : « Les cabinets sont pour les Turcs et l’islamisme, les nations pour le christianisme et la Grèce. Les cabinets, inexorables pour la traite qui se fait à trois mille lieues [entre l’Afrique et les États-Unis], autorisent la vente des esclaves pris au milieu des Grecs 10 ! »
Charlotte, comme son mari et les Laviron, critiquait la faiblesse française depuis qu’on lui avait rapporté un propos de son idole romantique, M. de Chateaubriand. Dès le 8 août 1825, le vicomte, redevenu député d’opposition, avait reproché au gouvernement
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