Rive-Reine
des premiers manifestants, avait recruté plus de trois cents citoyens, sorte de milice sans arme, chargés de parcourir la ville et d’inviter les manifestants au calme et au respect de la propriété privée. Vigiles bon enfant et sans autorité, ils ne purent empêcher les plus impatients pétitionnaires de pénétrer dans la salle du Grand Conseil, encore vide, et de s’y installer avec l’intention de suivre de près les délibérations. Ces visiteurs inattendus désiraient savoir, sans intermédiaire, qui serait pour et qui serait contre leurs projets, afin de dire, éventuellement, leur fait aux conservateurs. À la vue des envahisseurs, certains armés de bâtons ou de fourches, les députés refusèrent d’entrer en séance et de délibérer sous la pression populaire. La foule devint aussitôt houleuse et il fallut l’éloquente intervention du professeur Charles Monnard, rédacteur en chef du Nouvelliste vaudois , un des libéraux les plus écoutés, pour ramener le calme. Il exhorta les manifestants à se retirer, puis à se rassembler à Montbenon, où ils attendraient les décisions du Grand Conseil, qui leur seraient communiquées aussitôt que prises.
Chantenoz, qui connaissait la plupart des intellectuels engagés dans l’action libérale, convainquit Axel et Flora de suivre la foule. Quel que soit le sort fait aux pétitions populaires, la matinée serait historique. Il ne fallait pas manquer de vivre des instants qui, quoi qu’il advînt, compteraient dans la vie du peuple vaudois. Une heure plus tard, ils furent parmi les premiers à savoir que ce que certains nommaient déjà un peu abusivement la révolution avait pleinement réussi. Le Grand Conseil, résigné, invitait le Conseil d’État à lui soumettre un projet de décret établissant le principe et l’organisation d’une assemblée constituante. Des acclamations joyeuses montèrent de la foule et, ces gens ayant conscience d’avoir, en ce 18 décembre, fait avancer d’un grand pas la démocratie se dispersèrent en direction des pintes et tavernes qui allaient faire, jusqu’au soir, de bonnes affaires.
– C’est heureux que les choses finissent ainsi, mais ces libéraux, que feront-ils de plus que les autres ? demanda Flora, toujours sceptique.
– Ils feront de nouvelles lois, meilleures, espérons-le, que les anciennes, dit Axel qui, détestant la foule, même satisfaite, avait hâte de s’éloigner.
– Des lois en effet, fondement de toute société, dit Chantenoz, avant de rappeler que les Vaudois venaient de démontrer, une fois de plus, que le chevalier de Boufflers avait vu juste en disant : « Les Suisses ont des lois austères, mais ils les font eux-mêmes. »
C’est en regagnant Beauregard que les trois amis apprirent que Benjamin Constant, l’ami de M me de Staël, que Charlotte avait rencontré autrefois à Coppet, s’était éteint, le 10 décembre à Paris, à l’âge de soixante-trois ans. Chantenoz, qui n’appréciait guère l’auteur d’ Adolphe , tout en reconnaissant que ce livre était le meilleur roman publié sous Napoléon, reprochait à ce Lausannois, né dans la belle maison de la Chablière, d’avoir, plus d’une fois, renié ses origines vaudoises.
Si les œuvres complètes de l’amant infidèle, mais inséparable, de Germaine de Staël figuraient dans la bibliothèque de M me de Fontsalte, cette dévoreuse de romans s’était entichée d’un auteur anglais disparu, Jane Austen. En 1813, après avoir lu Orgueil et Préjugés , publié en français, à Genève, par la Bibliothèque britannique, la châtelaine de Coppet avait qualifié de vulgaire ce roman qui, en revanche, plaisait fort à Charlotte. Depuis, la femme de lettres lausannoise Isabelle de Montolieu avait traduit d’autres ouvrages de Jane Austen, Raison et Sensibilité ou les deux manières d’aimer , en 1815, Persuasion , en 1821. Maintenant, on voyait paraître en librairie, grâce à Henri Austen, frère de la romancière morte en 1817, les livres que cette femme discrète avait écrits dans la commune salle de séjour de sa famille, car elle ne disposait d’aucune pièce où elle pût s’isoler, et qu’elle n’avait pas signés afin que visiteurs et domestiques ignorent son activité littéraire !
D’après Martin Chantenoz, les romans de M me Austen, une aristocrate sensible et malicieuse, qui condamnait tout désordre ou exubérance, gagnaient à être lus
Weitere Kostenlose Bücher