Rive-Reine
ses craintes de ne pouvoir rebioler 13 au bon moment.
– S’il vient un orage de grêle avant le rebiolage, l’avenir de la grappe sera compromis, expliqua Axel.
La meurtrière aux crocs innombrables surgit du fond du lac au milieu de la nuit. L’orage tira tous les vignerons du sommeil. En entendant crépiter la grêle contre les contrevents, Axel imagina ses vignes sous la mitraille glacée, les tendres feuilles déchiquetées, les sarments brisés, l’eau cascadant sur les parchets ravinés, la terre grasse coulant sur les murets, les ceps déracinés, les échalas affalés. Au petit matin, il dépêcha Samuel Fornaz et Régis Valeyres dans les différentes vignes, exigeant avant midi un bilan des dégâts. S’étant réservé l’inspection de Belle-Ombre, il fit atteler son cabriolet. Il s’apprêtait à y monter quand survint Élise Delariaz.
– Alexandra étudie avec M. Chantenoz ce matin. Puis-je aller avec vous ? demanda-t-elle, au grand étonnement d’Axel.
– Le temps ne se prête guère à la promenade, mais si le cœur vous en dit ! Demandez à Pernette ma grande houppelande de berger pour vous couvrir et chaussez vos plus mauvais souliers, conseilla-t-il.
Une pluie fine et tenace avait succédé aux grosses averses de l’aube. Tandis que le cabriolet montait à travers les vignes, que sillonnaient, penchés sur les ceps blessés, des hommes accablés ou pestant contre la vaudaire, un timide soleil apparut. Devant les montagnes de Savoie s’élevaient de pâles nuées, dévoilant le lac bleu, tandis que fuyait vers Genève l’arrière-garde de l’orage ravageur. Pendant le trajet, Axel et sa compagne n’échangèrent que des banalités sur le temps et la fragilité du vignoble. Il arrêta plusieurs fois Ténèbre pour interroger des vignerons sur l’étendue des dégâts, qui variaient d’un parchet à l’autre.
– Comme c’est beau ! s’exclama Élise en découvrant, de la terrasse de Belle-Ombre, la cascade verte des vignes glissant vers le lac.
Axel lui conseilla de l’attendre sous la charmille, dont les feuilles se délestaient des dernières gouttes de pluie, pendant qu’il allait parcourir les parchets boueux. Elle le vit descendre, se pencher sur un cep, relever un sarment, repiquer un échalas, considérer en hochant la tête les meurtrissures des feuilles, puis remonter vers elle, du pas égal des montagnards. Il prit le temps de tirer un seau d’eau du puits, autour duquel bourdonnaient des abeilles, pour y tremper ses mains maculées de terre.
– C’est un désastre, n’est-ce pas ? risqua-t-elle, quand il la rejoignit.
– Moins grave que je ne craignais. Je vais envoyer des hommes redresser les échalas, remonter la terre, couper les sarments cassés. Si le soleil est fidèle et si Dieu délègue Bacchus pour détourner les orages de grêle, ma vigne se remettra. Nous ne perdrons qu’un peu de raisin. Mais il faut que les sarments retrouvent vigueur et feuilles avant le passage de la commission de l’Abbaye, qui distribue les récompenses.
Élise tira de son corsage une pochette, essuya une goutte d’eau, tombée de la charmille sur son bras, et, s’approchant d’Axel, lui tendit le mouchoir.
– Séchez vos mains, ordonna-t-elle avec sollicitude.
Il hésita un instant avant d’essuyer ses doigts à la fine batiste puis, l’ayant fait, conserva la pochette serrée dans son poing.
– Savez-vous que vous êtes la première femme que j’amène à Belle-Ombre ? C’est mon refuge, mon phare, ma tour d’ivoire, dirait un philosophe. Le lac, le vignoble, les montagnes, et là-bas Vevey, ma ville, unique et prodigieux décor, n’est-ce pas ?
– En effet : majesté, équilibre, harmonie, silence, paix, douceur de vivre. C’est un lieu béni, un lieu de bonheur, dit-elle doucement en portant son regard sur une grande barque qui, sous ses voiles en ciseaux, venait de quitter la rive et filait vers Meillerie, dans le soleil maintenant bien assuré.
– La Juliane , dit-il en désignant le bateau.
La jeune fille connaissait le destin tragique de M lle Laviron et, par l’indiscret Chantenoz, l’amouritié que lui avait portée Axel. Elle demeura pensive et sursauta quand Axel, dans un élan soudain, lui prit la main.
– Dans ce lieu de bonheur manque une femme, Élise. Non pas seulement une maîtresse, mais une épouse. Voulez-vous imaginer un instant que
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