Rive-Reine
loisir d’achever sa question. Le Tsigane lui tendit brutalement un pli, se recoiffa et, sans un mot, se dirigea vers son cheval attaché à la grille.
– Viens au moins prendre un bol de vin chaud ! cria Axel.
Mais le cavalier ne daigna pas se retourner. Malgré sa taille et sa masse, il sauta en selle avec l’aisance d’une écuyère et franchit la grille sans un salut. Axel entendit sonner les sabots du cheval, déjà lancé au galop sur les pavés glissants de la rue du Sauveur.
– Quel sauvage ! On dirait l’ogre de la fable, cracha Pernette, venue sur le seuil.
Comme Axel s’y attendait, la lettre était d’Adrienne et son laconisme expliquait celui du messager.
« J’arriverai le 7 ou le 8 mars à Villeneuve, par la diligence d’Italie. Cela dépendra de l’état de la route du Simplon. De là, je dois me rendre où sont mes amis. Je compte sur toi, mon Axou, pour m’y conduire, en évitant les mauvaises routes et les importuns. Je t’embrasse, tu sais comment. Adry. »
Les doigts d’Axel tremblaient quand il remit le pli dans son enveloppe. Adrienne arrivait, il allait la revoir, la serrer dans ses bras. Cette perspective suffit à faire renaître en lui le désir de la femme étrange qu’il avait quittée un an plus tôt et qui, depuis, n’avait jamais donné de nouvelles. Le message indiquait clairement que le séjour en Suisse de la baronne von Fernberg devait être entouré de discrétion, sinon de mystère. C’était à Genève, bien sûr, que se trouvaient ceux qu’elle nommait ses amis, les carbonari et les bonapartistes. Axel irait l’attendre à Villeneuve en barque et la conduirait à destination par le lac, meilleur moyen pour éviter les mauvaises routes et les importuns !
Le 6 mars dans l’après-midi, il demanda à Pierre Valeyres de préparer la Charlotte , le brigantin 1 familial, pour le lendemain matin.
– Je dois me rendre à Villeneuve, au-devant d’une personne qui arrive d’Italie et qu’il faudra conduire à Genève. Mets des provisions dans la chambre, des couvertures et veille à ce que le poêle soit propre et pourvu d’une provision de sciure, car il ne fera pas chaud sur le lac.
– Tu ne peux pas aller seul, par ce temps. Si la vaudaire se lève et si le brouillard tombe, comment pourras-tu manœuvrer avec cette cramine ? À moins que ton passager ne soit bon marin ! observa le bacouni.
Axel connaissait les dangers de la navigation en hiver. Il prit un temps de réflexion.
– Mon passager sera une passagère, Pierre.
– Alors, je vais avec ! dit Valeyres, péremptoire.
Axel savait la mise en garde du vieux bacouni justifiée. Comment manœuvrer seul le brigantin si le mauvais temps survenait ? Pierre Valeyres, mêlé depuis si longtemps aux histoires de la famille, avait toute sa confiance. Il saurait garder le secret de ce voyage et ne poserait pas de questions sur la personnalité de la passagère.
– Très bien, Pierre, tu m’accompagneras. Je te demande seulement d’être discret sur cette expédition, car l’amie que nous conduirons de Villeneuve à Genève est une étrangère de haut rang qui, pour raison… diplomatique, voyage incognito.
– On n’est pas redzipet 2 et c’est pas de chez les Valeyres que viennent les cancanages 3 , dit le vieux avec un peu d’humeur.
– Alors, à demain, Pierre. Nous partirons vers midi, car la diligence d’Italie arrive à Villeneuve vers quatre ou cinq heures et nous naviguerons ensuite de nuit, pour être à Genève dans les meilleurs temps.
– Si tout va bien, faudra six à sept heures pour aller de Villeneuve au bout du lac. Je mettrai des falots tempête 4 dans la Charlotte . M’est avis que nous aurons le morget 5 , peut-être le morget de neige, conclut Pierre Valeyres.
Axel dormit peu cette nuit-là, l’esprit et les sens tenus en éveil par la perspective de ses retrouvailles avec Adrienne. À l’heure dite, il embarqua avec Valeyres. La Charlotte , sous ses voiles latines gonflées par le sudois, vent du midi, aussi nommé vent de Genève ou tout simplement le vent par les bacounis, prit la direction du fond du lac.
Comme il fallait s’y attendre, la diligence de Milan déposa avec trois heures de retard des voyageurs exténués et frileux devant l’auberge du Cerf.
– Je suis morte, j’ai froid, j’ai faim ! lança Adrienne en se jetant dans les bras d’Axel
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