Rive-Reine
quelque sorte, purifié l’origine, dit Fontsalte en riant.
– Je vous remercie aussi de la confiance que vous m’avez témoignée en m’instruisant sur la charbonnerie. Notre conversation a été, pour moi, fort édifiante.
– Nous pourrons la reprendre quand vous le voudrez. Et, sans cérémonie. Quand je ne suis pas dans mes terres du Forez, en France, j’habite, comme vous le savez, une maison qui appartient à votre mère, le moulin sur la Vuachère, près d’Ouchy.
Accompagnant son fils jusqu’à la porte du café, le général constata avec satisfaction que ce garçon de vingt ans avait sa taille et sa puissante stature. Il tendit la main à Axel, qui la serra sans hésitation.
Sur la route de Vevey, le voyageur fit étape à Morges. L’hôtel du Grand Frédéric, renommé pour sa table, offrait, à mi-chemin entre Genève et Vevey, une halte confortable. Au cours de sa promenade du soir au bord du lac, tirant sur sa pipe et suivant d’un œil distrait le vol des canards et des foulques de retour, Axel laissa sa pensée aller vers Adrienne, dont il eût aimé connaître le sort présent, là-bas derrière les montagnes de Savoie. Sans être amoureux, au sens où l’entend le commun des mortels, il avait conçu pour cette femme étrange un inexplicable attachement. Esprit lucide, il rejetait la notion d’envoûtement tout en acceptant de se soumettre aux effets magiques de la possession.
Par atticisme, il se voyait comme Ulysse après son périple mythique. Tignasse, l’initiatrice de l’amour charnel, était Nausicaa ; Elizabeth Moore, l’éducatrice maléfique, qui avait tenté de le retenir en lui offrant sa fille Janet, était Calypso ; Adriana devenait fatalement Circé, sans doute la pire des trois ! Lorsqu’il avait développé, la veille, avec l’aide du vin de Faverges, cet extravagant parallèle devant Chantenoz, le professeur s’était empressé de commenter : « Tu sais maintenant que les femmes sont toutes de séduisants démons. »
Par ce caprice de la mémoire, la pensée d’Axel étant revenue à son précepteur retrouvé, il considéra comme injuste la situation faite à ce dernier. Martin Chantenoz, penseur, helléniste, latiniste, poète et philosophe, excellent pédagogue, correspondant de nombreux érudits et littérateurs européens, comme Goethe, Schlegel, Novalis, William Wordsworth, Samuel Coleridge, Walter Savage Landor, restait méconnu dans son propre pays.
À Genève, on se méfiait des intellectuels trop brillants, surtout s’ils ne dissimulaient pas leur scepticisme en matière de religion. La cité de Calvin avait bien mérité l’appréciation de Voltaire : « petitissime et très pédantissime république ». L’autarcie orgueilleuse des milieux savants, la lutte politique sournoise entre conservateurs et libéraux, l’arrogance d’une nouvelle aristocratie de l’argent et des affaires, la pusillanimité de certains universitaires contribuaient à faire de la société genevoise une communauté fermée, souvent calculatrice, volontiers sentencieuse et que les catholiques disaient gouvernée par la froide parcimonie protestante. Genève, cité peu stimulante pour les artistes, refusait alors de s’ouvrir aux talents nouveaux, aux mérites acquis et se complaisait à répéter toutes les appréciations flatteuses portées sur elle. Celle de M. de Talleyrand : « Il y a cinq parties du monde : l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et Genève » ; ou celle de M. Capo d’Istria répondant au Français : « Genève n’est pas la cinquième partie du monde, c’est un grain de musc dont le parfum se répand dans toute l’Europe », ou encore celle de Victor de Bonstetten, ancien bailli bernois devenu genevois par amour : « Tout ce qui pense et écrit en Europe passe par notre lanterne magique. » De quoi assurer l’infatuation d’une ville qui, après avoir été la Rome protestante, était en passe de devenir, toujours d’après M. de Bonstetten, « la mieux située des hôtelleries pour un citoyen du monde ».
Dans l’agacement d’Axel Métaz, le fait qu’il fût né vaudois entrait pour une bonne part, car la rivalité intellectuelle qui opposait Genève à Lausanne devenait de plus en plus patente, d’année en année, chaque cité rejetant systématiquement tout ce qui pouvait provenir de l’autre.
Axel se promit de visiter régulièrement Martin Chantenoz, en
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