Romandie
qui va jusqu’à la syncope et qui serait dû, si l’on
en croit les deux médecins irlandais Robert Adams et William Stokes, qui ont
étudié et défini ce syndrome, à des pauses ventriculaires, c’est-à-dire à un défaut
de synchronisme entre les contractions des oreillettes et celles des
ventricules.
— Mais est-ce un risque mortel ? voulut savoir
Axel.
— Eh bien, ta mère risque de ne pas revenir d’une
syncope si la pause ventriculaire se prolonge, mon pauvre vieux ! Tout à l’heure,
son pouls a mis plusieurs minutes avant de redevenir normal et, je l’avais déjà
constaté quand ton père m’a fait appeler après le dernier incident, ses
pulsations restent lentes, trop lentes.
— Existe-t-il un remède à cela ?
— Nous disposons de stimulants cardiaques. Mais il faut
les administrer au bon moment. Ta mère est censée ne pas se séparer d’une fiole
que je lui ai donnée, mais je crains bien qu’elle ne la laisse dans un tiroir !
Elle est heureuse et se croit éternelle. Elle m’a dit l’autre jour :
« Mon petit Louis, il n’y a que les gens malheureux qui meurent du cœur !
Moi, je suis heureuse. »
— Belle et riche nature que celle de ma mère, non ?
— Si elle doit, un jour, rester dans une syncope, ce qu’on
va tout de même essayer de lui éviter, elle passera du bonheur de vivre dans l’inconnu
de la mort, sans même s’en apercevoir, Axel. C’est une grâce que nous devrions
à tous nous souhaiter, conclut le médecin en entraînant son ami vers un buffet
où l’on servait le vin de la commune, qui ne valait pas celui de Belle-Ombre.
M me de Fontsalte, que son fils
observait maintenant d’un regard différent, se laissa convaincre par Flora de
renoncer à l’organisation de la traditionnelle fête de famille, en fin d’année,
à Beauregard. Celle-ci eut lieu chez les Ribeyre de Béran et fut une réussite. Le
seul incident que l’on retint fut le fait de Martin Chantenoz. Deux fois, au
cours du repas, le vieux professeur renversa son verre en tentant de le saisir.
On mit cela sur le compte de sa maladresse proverbiale mais Aricie s’abstint d’en
sourire comme les autres convives. Un peu plus tard, elle se confia à Axel. La
vue de son mari baissait de mois en mois. Elle devait maintenant lui faire la
lecture et écrire sous sa dictée, aucun verre de lunettes n’étant assez
puissant pour lui assurer une vision suffisante.
— L’ophtalmologiste que nous avons vu à Genève, sur le
conseil de Louis Vuippens, est assez pessimiste. Mon pauvre Martin encourt une
cécité complète. Si, tout à l’heure, il a renversé son verre et posé son pain
dans son assiette et non sur la table, c’est parce que son regard est devenu
trouble, expliqua Aricie.
— Ce que vous me dites me peine beaucoup. Je n’imagine
pas que mon vieux maître, dont j’ai souvent plaisanté la myopie, devienne
aveugle. Ne plus lire, ne plus écrire ! Ce doit être pour lui un vrai
malheur.
— C’est pourquoi il hésite, bien qu’il en ait fort
envie, à accepter le cours de philosophie que lui propose le principal de la
pension Sillig. C’est un établissement très huppé et on laissera toute liberté
à Martin pour enseigner ses théories esthétiques qui, vous le savez, n’ont pas
toujours eu l’heur de plaire à l’Académie !
— Il doit accepter, Aricie ! Son immense savoir
est dans sa tête. Il n’a pas besoin de notes pour donner un cours et sa parole
a toujours captivé ses auditeurs, dit Axel, bien certain que son mentor
tomberait dans une noire mélancolie s’il cessait toute activité pédagogique.
— Parlez-lui ainsi, Axel. Il vous aime comme un fils et
n’attend qu’un encouragement de votre part pour rendre sa réponse au principal
de Bellerive, conclut M me Chantenoz.
L’institut Bellerive, plus connu comme pension Sillig, fonctionnait
depuis peu à Vevey. Son fondateur, Édouard-Frédéric Sillig [118] , originaire de
Frankenthal, en Saxe, avait fait des études de théologie à Meissen, avant d’opter
pour l’enseignement. Professeur à l’institut Venel, à Orbe, puis au collège de
Champel, à Genève, où Chantenoz l’avait connu, il avait fondé, dès 1836, une
école à La Tour-de-Peilz. Le succès rencontré par son enseignement l’avait
bientôt incité à louer la propriété Bellerive, dans le quartier de l’entre deux
villes. Des parchets de vigne entouraient la belle maison de maître que M. Sillig
avait
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