Romandie
société lausannoise, lui
glissait parfois des informations utiles, sur tel ou tel politicien ou négociant,
sur un procès en cours, une intrigue à l’université où conservateurs et
libéraux s’affrontaient régulièrement. Elle lui rapporta le petit scandale, né
de l’attribution de la chaire de philosophie du droit et d’économie politique
au patriote italien Luigi Amadeo Melegari. Cet ancien carbonaro, connu sous le
pseudonyme d’Emery, arrivé en Suisse avec Mazzini, avait échappé en 1836 à l’expulsion,
quand, pour satisfaire les puissances de la Sainte-Alliance, la Diète fédérale
avait décidé l’éloignement des agitateurs étrangers du territoire helvétique. L’installation
officielle du nouveau professeur avait eu lieu le 22 mai, dans la grande
salle de la bibliothèque de l’Académie, où Axel et Marthe s’étaient vus pour la
première fois pendant le cours de M. Sainte-Beuve sur Port-Royal. La jeune
femme avait assisté à la solennité académique au milieu d’une foule d’invités.
— Tout le corps académique était présent, ainsi que
plusieurs membres du Conseil de l’instruction publique. Nous avons entendu le
discours du conseiller d’État Jacquet, puis celui de M. le Recteur Chapuis,
professeur de théologie dogmatique. Discours assez étrange car le recteur, après
avoir vanté les mérites de M. Melegari, a pronostiqué au récipiendaire les
dégoûts qu’il ne manquera pas d’éprouver à cause des obstacles qu’on rencontre,
paraît-il, dans la carrière professorale, rapporta-t-elle.
— On ne voit pas de quoi se plaindraient, aujourd’hui, les
professeurs. Depuis que l’Académie a été restaurée aux frais des contribuables
vaudois, ils n’ont plus qu’à se rendre, chaque trimestre, chez le receveur pour
percevoir leur traitement, ironisa Axel.
— On dit beaucoup que ce sont les conservateurs qui ont
proposé M. Melegari. N’est-ce pas étonnant, étant donné ses antécédents
révolutionnaires ? On dit aussi que le Conseil de l’instruction publique n’a
pas soutenu cette candidature mais qu’il s’est trouvé au Conseil d’État une
majorité de cinq membres pour l’approuver. J’ai d’ailleurs remarqué, comme bien
d’autres, l’absence du conseiller Muret qui, en sa qualité de président du
Conseil de l’instruction publique, aurait dû se trouver à côté du recteur, compléta
Marthe Bovey.
— Melegari avait été nommé, l’an dernier, pour trois
ans, professeur extraordinaire. On aurait dû normalement attendre l’expiration
de ce délai pour lui confier une chaire de professeur ordinaire, précisa Axel, qui
avait eu connaissance, par Martin Chantenoz, des remous suscités à l’Académie
par l’arrivée de Melegari.
— L’important, n’est-ce pas la loyauté et les
compétences de ce professeur, Axel ? Tous les proscrits que le pays de
Vaud a hébergés ne sont pas des fanatiques dangereux, comme Mazzini ou
Buonarroti. L’Académie s’est félicitée d’avoir accueilli, pendant deux ans, le
poète polonais Adam Mickiewicz. Tous les étudiants se souviennent de ses cours
de littérature latine, dit M me Bovey.
— Le professeur Chantenoz tenait Mickiewicz pour un
grand poète et un grand patriote. Il était son ami mais Melegari est encore en
relation avec le moine apostat Bonamici, auquel François Begoz a eu bien tort
de donner sa fille, répliqua Axel avec humeur.
— Bonamici vient de reprendre l’imprimerie de Marc
Ducloux aux escaliers du Marché. Et Louis Secrétan-Keller est un de ses
bailleurs de fonds. Alors, cet ancien carbonaro, marié à une Vaudoise et ayant
pignon sur rue, ne fait plus peur à personne. Quant à M. Melegari, il a
aussi opté pour la Suisse. Il la veut pour patrie et on ne saurait reprocher à
cet homme de grande érudition de souhaiter libérer le Piémont de l’emprise autrichienne
et de vouloir l’unité de l’Italie. D’ailleurs, je puis vous assurer que son
discours fut, en tout point, remarquable et sensé. Il s’est appliqué à
démontrer, avec éloquence, l’union intime qui existe entre la philosophie du
droit, l’économie politique et la philosophie morale. Il s’est attaché à faire,
ce qui n’est pas d’un révolutionnaire, l’histoire du droit de propriété, de l’homme
arrivant à la conscience de son individualité, de sa liberté, de sa personnalité,
quand il agit sur la matière, se l’approprie au moyen du travail. Il
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