Romandie
m’a
beaucoup rappelé le Napolitain Giambattista Vico et ses Principes de la
philosophie de l’histoire, développa Marthe.
— Je ne connais pas Vico, confessa Axel, toujours
surpris par les connaissances philosophiques de sa maîtresse.
— Je vous apporterai son Autobiographie. Vous
verrez combien ce penseur, qui était apprécié par Goethe, que vous aimez tant, a
expliqué, d’une façon rationnelle, le développement de l’humanité.
Il arrivait aussi que Marthe Bovey abordât des sujets d’actualité
plus terre à terre. C’est ainsi qu’un soir de juin, elle mit Axel en garde
contre une pratique, maintenant répandue chez les négociants et industriels de
Vevey, qui consistait, par souci d’économie, à confier le courrier à des
employés des bateaux à vapeur, plutôt qu’à la poste. Marthe, qui fréquentait le
foyer du directeur des Postes, à Lausanne, confia à Axel ce qu’elle avait
appris chez ses amis :
— Il s’agit surtout de l’ Aigle et du Léman, dans
lesquels vous m’avez dit avoir des intérêts. Or, ils sont depuis peu sous
surveillance, car le commis des Postes à Vevey a écrit, le 12 mai, au
directeur à Lausanne pour l’informer que plusieurs entrepreneurs et commerçants
de chez vous – peut-être en faites-vous partie – préfèrent confier
leurs envois de valeur et leur courrier pour Genève et les villes côtières à
des bateliers ou mécaniciens des vapeurs plutôt que recourir aux services des
Postes. Ce détournement de courrier, bien difficile à combattre, est qualifié
de contrebande par l’administration des Postes et les contrebandiers seront
poursuivis, voilà ce que j’ai appris, dit-elle avec un sourire malicieux.
Axel remercia en riant et fit son profit de l’information. Il
était, en effet, deux fois coupable, d’abord comme actionnaire du Léman et
de l’ Aigle, véhicules de la contrebande, ensuite parce qu’il confiait, effectivement,
du courrier, non à des employés subalternes mais aux capitaines des bateaux qu’il
connaissait.
— Il faut comprendre les commerçants, Marthe. Une
bonne-main faite à un batelier coûte moins cher que l’affranchissement postal. Les
Postes exigent dix centimes pour porter une modeste lettre de Vevey à Genève !
Si vous avez quelque influence sur le directeur des Postes, conseillez-lui de
baisser ses tarifs, dit Axel.
— De l’influence, je pourrais en avoir ! Mais je
préfère encore vous prêter dix centimes pour m’écrire une lettre, ce que vous n’avez
jamais fait, plutôt que demander quoi que ce soit à cet homme, mari d’une de
mes amies, répliqua M me Bovey en riant.
Ce soir-là, en quittant Marthe pour regagner Beauregard où
il avait promis à sa mère de passer la soirée avec Blaise, Axel eut pour sa
maîtresse un élan de tendresse si spontané qu’elle en fut à la fois surprise et
ravie. Les femmes reconnaissent l’amour à ses baisers.
5
Par beau temps, Axel Métaz préférait se rendre à Genève à
bord de son voilier plutôt qu’emprunter le vapeur ou la diligence, qui partait
deux fois par jour de Lausanne. Il aimait naviguer avec Paulin Tabourot, un
jeune bacouni dont le défunt Pierre Valeyres avait dit un jour : « Prends-le,
c’est un bon. » Ce garçon de vingt-cinq ans comptait dix années de service
sur les cochères des Métaz. Robuste, peu bavard, poli, il faisait preuve de « bon
esprit », reconnaissait Élise. Devenu batelier attitré de l’ Ugo ,Paulin prenait son rôle au sérieux, entretenait avec soin le yacht, rendait
mille services, bien conscient d’occuper une situation privilégiée auprès du
maître de Rive-Reine. Ses anciens camarades des cochères, aux paumes calleuses,
souvent gercées par la manœuvre des cordages mouillés et la manutention des
pierres, se moquaient de ses mains trop blanches de « marin de promenade ».
Axel appréciait les moments de solitude, loin de l’agitation,
des bavardages et des sollicitations de ses familiers. Le Léman et son bateau
lui offraient ces escapades oniriques, des heures de silence, entre le ciel et
l’eau, au cours desquelles il maîtrisait au mieux ses pensées, approfondissait
sa réflexion sur la vie, méditait un thème qui lui tenait à cœur, affinait un
projet, évaluait les profits à attendre et les risques d’une affaire. Belle-Ombre
lui procurait semblable bien-être mais trop de souvenirs restaient attachés à
la maison des vignes pour qu’il pût éluder
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