Sachso
mai 1943.
« Nous nous rendons dans sa chambre après avoir frappé d’une certaine façon. La porte s’ouvre et Schlosser apparaît, nu-tête. Tant par sa carrure que par son allure, l’homme est imposant. Il nous fait entrer puis, s’asseyant sur son lit, un vrai lit, il nous désigne deux tabourets.
« Ses premiers mots sont pour m’informer qu’il sait que les Français, et particulièrement les communistes, condamnent ses méthodes. Mais il faut comprendre que, si ce n’est pas lui qui fait ces choses, ce sera un autre.
« Je lui fais remarquer que se substituer aux S. S. ou à un quelconque garde-chiourme n’apporte rien à la masse des détenus. Il me répond que nous, les Français, n’avons encore rien compris au monde concentrationnaire, que nous sommes en plein infantilisme, et que tôt ou tard nous conviendrons qu’il a raison.
« Selon lui, c’est utopie que de vouloir soutenir et préserver l’ensemble des détenus ; il faut se rendre compte qu’un petit nombre seulement peut espérer sortir vivant de ce merdier. Il insiste beaucoup sur le fait que l’essentiel est d’apprendre à vivre dans le piège à rats où nous sommes ; qu’il importe donc pour y parvenir de pratiquer un système D en sachant bien qu’une fraction d’entre nous en fera les frais.
« Il me brosse un tableau de sa longue et douloureuse détention, des bons et nombreux camarades qu’il a perdus. Il me répète sa conviction que ce que nous subissons de son fait est un moindre mal et qu’entre deux maux il faut savoir choisir le moindre.
« Je lui réponds que son opinion sur nous est fausse, que nous savons assimiler les caractéristiques de la vie concentrationnaire et que le fait de ne pas partager son point de vue ne découle pas d’une ignorance en la matière, mais du contraire. Nous pensons que la résistance au nazisme peut et doit s’affirmer jusque dans les camps. Sans qu’il soit question de mettre en cause les fonctions acquises par les uns et les autres, nous estimons que chacune de ces fonctions doit se concevoir avant tout et au-dessus de tout comme un moyen de sauvegarde de la masse des détenus.
« La discussion dure assez longtemps. Je crains qu’il supporte mal les critiques que j’ai été chargé de lui faire ; il n’en est rien, il ne se fâche pas, bien qu’il mette beaucoup d’ardeur dans ses propos.
« Au moment de nous quitter, il me fait dire qu’il serait heureux de nous voir reconsidérer notre point de vue et qu’en attendant il est prêt à assister quelques camarades dont nous lui fournirions les matricules.
« Nous ne donnons aucune suite à cette entrevue ; elle nous confirme que Schlosser, bien que manifestant certaines velléités, est arrivé au stade où, pour conserver les privilèges liés à sa fonction, il est prêt à aller plus loin encore. C’est ce qui ne tarde pas à se produire. Il n’y a bientôt plus de quiproquo sur le cas du Hallenvorarbeiter Paul Schlosser, qui devient pour tous un homme perdu et dangereux…
« En relatant ces faits, il n’est pas question, je le répète, d’ajouter ou de retirer quoi que ce soit aux actes de lâcheté ou d’allégeance de certains détenus, mais seulement d’esquisser une ébauche d’explication de la multiplicité et de la complexité des situations au camp. Et, par-delà ces constatations et considérations pénibles et regrettables, d’apporter le témoignage de notre affection et de notre reconnaissance à tous les Jean Aaken de Sachso. »
Tuer l’homme dans l’homme est l’une des monstrueuses obsessions du nazisme. Himmler lui-même envoie des centaines de prisonniers de Sachsenhausen à la mort pour imposer à des dignitaires S. S. ce qu’il ose appeler le « test de la virilité ». Le 27 mai 1942, pour mettre à l’épreuve les réflexes de ceux qui dirigeront la répression dans les territoires occupés de l’U. R. S. S., deux cent cinquante détenus sont fusillés ou pendus devant eux, dans la cour du crématoire de Sachsenhausen. Pourtant, comme il y a toujours quelques grains de blé qui échappent à la meule du moulin, il y a des éclairs d’humanité chez certains S. S. C’est si rare que chaque fois cela prend figure d’événement pour le déporté qui le rapporte. Les Totenkopf (Têtes de mort), dressés spécialement pour régenter en maîtres absolus les détenus des camps de concentration, ne sont presque jamais concernés. Le sont davantage
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