Sachso
écouler son sable… au moment précis de la traversée du secteur sablonneux de la piste, sans quoi notre délestage serait immédiatement repéré. Quand il y a un contrôle, les coups reçus sont proportionnels au poids manquant, mais qui ne risque rien n’a rien.
« Une autre astuce est de nous arrêter à hauteur du Revier en invoquant la nécessité de remonter nos chaussettes russes. Nous mettons le plus de temps possible à délacer nos brodequins, à réenrouler nos chiffons. Nous essayons de gagner un de ces soixante tours qu’un surveillant contrôle en déposant à chaque passage un morceau de carton dans une boîte aux lettres accrochée à un pignon du Revier. Ce n’est pas grand-chose mais ça soulage, à moins que ça ne nous fatigue davantage à nous ne retrouvons pas tout de suite le rythme de la marche.
« Un autre problème est de pisser. Pas question d’aller aux W.-C. dans un block mais, par chance, il y a une grille d’égout dans un angle de la piste. On s’y arrête à tour de rôle après avoir demandé la permission au garde-chiourme, car tout écart des rangs peut être considéré comme tentative d’évasion et justifier un coup de feu d’une sentinelle des miradors. L’autorisation ne tarde pas à être supprimée. Nous nous arrêtons trop souvent au gré de nos geôliers, qui n’apprécient pas que nous rattrapions la colonne en coupant par la place et en gagnant ainsi quelques mètres. Nous voilà condamnés à “pisser en facteur”, c’est-à-dire sans cesser de marcher et en veillant à ne pas arroser son voisin. Ce n’est pas facile avec le vent qui balaie toujours la place d’appel, et des horions sont échangés avec les irascibles et les brutaux.
« Il y a par contre des moments moins tendus. Tout en marchant, nous pouvons causer et les Français restent ensemble. À une époque, nous formons un petit groupe qui apprend l’espagnol, qui profite des causeries de Marceau Vergez, un instituteur d’Oloron-Sainte-Marie qui a essayé comme moi de s’évader de Falkensee, des analyses politiques de Pierre Renaudet qui vient de Heinkel en août 1943 pour une affaire de résistance, des histoires de Bernard Mery, un vétéran de la Strafe qui nous remonte le moral.
« Et puis, il y a ces chansons que l’on nous oblige à un signal à reprendre en chœur, des chansons allemandes que nous ne connaissons pas et que nous devons apprendre. Un jour, on nous distribue même le texte dactylographié des paroles à chanter sous peine de recevoir des coups de matraque.
« Bien souvent, nous entonnons “ Es war ein Edelweiss” sans goûter l’ironie, dans notre situation, de cette ode à “la fleur immortelle des neiges”. Encore plus souvent, nous reprenons l’hymne du “ Hali ! Halo !” que les occupants font retentir dans l’Europe occupée. Mais nous l’arrangeons à notre manière : “Hali, Halo ! Ils l’ont dans le dos ! Hali, Halu ! Ils l’ont dans le cul !” »
De tous les Français de Sachsenhausen, Bernard Méry est probablement l’un de ceux qui endure le plus longtemps le terrible régime de la Strafe : vingt mois au total, les deux premiers à Klinker, les autres à Sachsenhausen avec quelques interruptions au Revier. Lorsqu’il entre au camp avec les « Tunisiens » , le 7 avril 1943, son drame est d’être séparé de ses camarades de réseau et d’être envoyé directement à la compagnie disciplinaire de Klinker. Il est surpris de l’accueil : « C’est le matin. Les soixante-dix punis ne sont pas encore partis au canal. Ils sont dans une courette où ils se tiennent pendant l’appel, isolés du reste du camp. La grande majorité sont des Ukrainiens, les plus maltraités. En nous apercevant, ils crient de contentement comme si nous étions le Messie : “ Franzouski ! Spion !” Ils savent qu’il y aura désormais plus parias qu’eux pour attirer en priorité les brutalités et les vexations. Nous en avons la cuisante confirmation en cette première journée où je fais équipe avec le docteur Nataf. Il faut charger à ras bord un wagonnet de briques, le pousser en courant jusqu’à la berge et le décharger en faisant glisser les briques dans une péniche sur un fer en U. Nous sommes devenus les têtes de turc de tout le monde : les briques sur les pieds, les coups de schlague sur la tête tombent de partout. Tant et si bien que le lendemain nous nous séparons pour diviser les risques. Mon nouvel équipier
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