Sachso
tous embarqués pour la prison berlinoise de l’Alexanderplatz, où nous sommes réinterrogés militairement. Là disparait à jamais le commandant Tardy, notre chef. Une partie du groupe est astreint au travail obligatoire dans des usines de Berlin. Les autres, dont je suis, sont renvoyés à Sachsenhausen. Nous reprenons nos anciens matricules. Je retrouve la Strafkompanie, mais cette fois au block 13 du grand camp : je marche… »
Dans la cohorte des marcheurs, les têtes se lèvent souvent vers le ciel pour deviner le temps qu’il fera. À vrai dire, toutes les saisons ont leurs mauvais côtés. Les chaleurs de l’été accablent les hommes dévorés par la soif, le dos trempé et irrité par la sueur du sac, comme devaient l’être naguère les forçats de Biribi. Mais les pluies du printemps et de l’automne, les rigueurs de l’hiver sont aussi redoutables : nul déluge d’eau, nulle tempête de neige n’interrompt la marche. Il n’y a qu’un signe dans le firmament qui réjouisse la Strafkompanie : les traînées blanches de condensation des bombardiers alliés : seules les alertes aériennes font rentrer les marcheurs au block.
Isolés des autres détenus du camp, les punis de la Strafe n’en sont pas moins au courant de ce qui se passe à Sachsenhausen et dans ses kommandos. La place d’appel autour de laquelle ils tournent est un poste idéal pour l’observation des entrées et des sorties. Roger Agresti s’interroge un jour de juillet 1944 : « Des gars comme nous n’en avons jamais vu sont parqués de chaque côté de la grande porte. Leurs vêtements sont déchirés, ils sont nu-pieds, ils ont les mains et les chevilles enchaînées, et surtout ils ont des croix de couleur bleue peintes sur le front et la poitrine. Ils ne bougent pas jusqu’au soir. Le lendemain, on apprend qu’ils ont été massacrés durant la nuit près du crématoire. » Dans le langage du camp on appelle ces détenus au visage peint des « Indiens ». L’un fait son apparition au block 13. C’est un très jeune Français de Vire, Raymond Turquet. S. T. O., il a été arrêté en Allemagne pour fait de résistance.
Ces « Indiens » restent un des mystères du camp. Pourquoi ce traitement particulier qui, plus encore que la Strafe, les désigne à une mort certaine ? Selon les bruits qui courent, sont-ils des pillards, ou bien des espions, ou bien des saboteurs ? En tout cas, l’exemple de Raymond Turquet montre qu’il y a des opposants français au nazisme parmi eux, et l’on sait par Michel Groux que dès juillet 1943 des Français étaient peints de la croix macabre :
« Un matin de la fin juillet 1943, à Heinkel, je quitte pour la première fois mon camarade Jean Cuelle. Avec notre groupe de Picards, nous avons fait le voyage de janvier ensemble, nous avons été immatriculés ensemble (58 238 pour lui, 58 240 pour moi) et nous sommes au même poste au hall 6. Mais aujourd’hui je vais au grand camp me faire arracher une dent au Revier. L’extraction faite, je suis conduit à une baraque de Sachsenhausen pour attendre le camion qui me ramènera le soir à Heinkel. C’est alors que je rencontre Himbert, un camarade d’Abbeville comme moi.
Il est content de me voir, mais malheureusement il a une terrible nouvelle à m’annoncer. Par une lettre de ses parents, il a appris qu’un raid de l’aviation alliée a eu lieu le 18 juillet 1943 sur Abbeville. Plusieurs bombes sont tombées devant le cinéma et près de la Kommandantur, qui n’a pas été atteinte. Dans ma rue, plusieurs personnes ont été tuées, dont mon père et mon frère ; ma mère et ma grand-mère ont été blessées et transportées à l’hôpital, notre maison a été détruite, il y a eu dix-huit morts au total.
« En apprenant cette tragédie, désespéré, je sors comme un fou du baraquement, bien que cela soit défendu. Je me glisse entre les blocks et soudain un spectacle hallucinant me ramène à la réalité. Entre deux baraquements, des détenus sont assis de chaque côté d’une table, les jambes et les mains entravées par des chaînes. Ils trient tant bien que mal des boulons sur la table, mais ce qui me paraît le plus bizarre est qu’ils ont sur le front et sur chaque joue une croix noire faite à la peinture ou au goudron. Je m’approche d’eux quand celui qui est le plus près me dit en français de partir vite, que je suis ici dans une zone interdite. Mais je veux savoir : pourquoi
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