Sachso
arrêté pour avoir baptisé clandestinement des juifs, chante avec nous. “Dieu me pardonnera”, dit-il… » En juin 1944, Charly Salvadore, un F. T. P. de vingt ans, de Haute-Provence, courageux et intrépide, sent pourtant un trouble le gagner : « Qui peut assurer qu’il n’a pas peur ? Seuls les inconscients peuvent l’affirmer. Cela vous prend aux entrailles ; une boule s’est placée dans votre gorge ; vous êtes là, suspendu au temps qui passe. Même ce silence est terrible… Dans le fond du wagon est posé un bidon de cinquante litres auquel il manque le couvercle ; nous en devinons l’usage et cela nous fait frissonner. Ce n’est pas à cause du bidon lui-même, mais parce qu’il signifie que le voyage sera long, et ceux qui voudront se soulager devront se donner en spectacle… »
De tous modèles et de toutes tailles, les « tinettes » vont tenir une place démesurée dans les wagons. Au début, chacun se retient pour ne pas empuantir davantage l’atmosphère. Quelques-uns se servent même des fûts couchés comme sièges. Mais le moment vient forcément où il faut les utiliser, et des discussions s’élèvent sur leur emplacement. Personne ne souhaite les avoir près de soi. Elles finissent généralement par être immobilisées au centre des wagons, où les éclaboussures soulevées par les coups de tampon ne maintiennent que très peu de temps un espace vide. Pour éviter les clapotis nauséabonds, des bouchons de paille – quand il y en a – sont jetés dans les fûts. Dans d’autres wagons, pour limiter le trop-plein, on urine le long des portes. Chaque fois, c’est un déplacement long, pénible, accompagné de récriminations des camarades recroquevillés les uns contre les autres et sur lesquels il faut marcher. Dans certains cas, il est si difficile de se mouvoir que c’est la tinette qui circule de main en main au-dessus des têtes quand ses dimensions le permettent. Que par mégarde quelqu’un soit aspergé au passage, il peut en naître une altercation, voire une bagarre dans cette ambiance infernale. Et quelquefois pour rien, car les nazis ont trouvé là un moyen de représailles. Dans le convoi du 28 avril 1943, à Sarrebrück, ils renversent les tinettes des wagons où il y a eu des tentatives d’évasion. Les malheureux devront se coucher dans le liquide infect répandu sur le plancher…
Quand les trains roulent en France, que les camarades les mieux placés près des lucarnes et des portes annoncent les noms des gares traversées, tout lien n’est pas encore rompu avec l’extérieur. D’autant que la solidarité des cheminots joue à plein et établit d’ultimes contacts. Combien de bouts de papier manuscrits, jetés le long des voies, seront par eux ramassés et postés aux familles des déportés ?
Roger Grandperret a récupéré deux de ces mots parvenus à destination, lancés par sa femme du convoi du 23 janvier 1943 qui l’emmenait lui à Sachsenhausen, elle à Auschwitz, où elle devait succomber : « Le premier avisait notre fils de notre départ en Allemagne. Le second, écrit également par ma femme sur du papier-enveloppe de chocolat des Gourmets, contient six messages de ses compagnes adressés à leurs maris, messages que j’avais lus moi-même dans la nuit du 22 au 23 janvier 1943 alors que nous étions parqués dans les écuries des casernes de Royallieu en attendant notre embarquement en gare de Compiègne. »
Pendant un arrêt à Bar-le-Duc, le cheminot prisonnier Pasdeloup réussit avec son ami Briard à appeler un de ses collègues au travail. Celui-ci prend des lettres et téléphone à l’arrêt suivant, à Lérouville, où le père de Briard est mécanicien au dépôt du chemin de fer. Arrivés dans cette gare, les deux hommes appellent. La mère de Briard entend : « C’est toi, Paul ? » Elle est là avec les deux enfants de son fils et un colis. Elle s’approche. Une sentinelle la repousse. Les trois ne pourront que se dire « Adieu ! » Dans un autre train, à Reims, un jeune fait prévenir de la même façon son père cheminot dans la gare. Ce dernier profite de la nuit pour se coller au wagon. Il ne peut embrasser ni voir son fils. Le dialogue devient vite insoutenable. N’y tenant plus, des sanglots dans la voix, le père part en courant. Il dit qu’il va chercher des vivres. Il ne reviendra pas… ou après le départ du train…
Tergnier, Laon, Reims, Châlons-sur-Marne, Vitry-le-François,
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